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Primaire de la gauche : le géant endormi ne veille que d’un œil

Lors du second débat de la primaire à gauche, le 15 janvier 2016. Bertrand Guay / AFP

Le second débat de la « Belle alliance populaire », qui s’est tenu dimanche soir, a incontestablement permis aux oppositions les plus fondamentales entre les candidats, et notamment aux principaux d’entre eux, de s’exprimer. Que cela soit sur le bilan de François Hollande, l’écologie, la laïcité ou l’exercice du pouvoir, des différences sont apparues qui ne sont pas de simples postures le temps d’une élection.

Un thème a, néanmoins, fait apparaître les différences les plus saillantes : les questions européennes, véritable fil rouge de la soirée. Le traitement de ces questions par le trio de journalistes en charge d’animer la soirée a pu paraître parfois décousu car les candidats étaient amenés à répondre – en parallèle et en quinconce – à deux sous-thèmes européens : la question générale de la direction de l’Europe et des politiques d’austérité, d’une part, et la question plus précise, qui occupa nettement plus de temps, de la politique européenne et nationale vis-à-vis de la crise des réfugiés, d’autre part.

Deux gauches, deux visions

Cette séquence, d’un grand intérêt du point de vue de l’analyse sémantique et politique, vit s’opposer très clairement les « deux gauches » dont Manuel Valls dit un jour qu’elles étaient « irréconciliables ». Sans nous prononcer sur la pertinence, la lucidité ou l’exagération de cet adjectif (car on sait qu’en politique « irréconciliable » est un mot à définition variable), nous avons bien néanmoins assisté, dimanche soir, à l’expression de deux visions.

Sur l’économie et sur les contraintes européennes qui pèsent sur les politiques publiques françaises d’abord : le clivage était net entre Manuel Valls et Arnaud Montebourg. L’ex-premier ministre a rappelé à plusieurs reprises que la France devait être « réaliste » dans son rapport à l’Europe et qu’elle devrait tenir ses engagements budgétaires, tout en proposant une relance. De son côté, Arnaud Montebourg n’hésita pas à utiliser un vocabulaire guerrier. Pour le champion du « Made in France », il s’agit en effet de « mettre fin à l’austérité », alors que nos pays en sortent « essorés », et de créer avec un bloc de pays « réformateurs » un rapport de force avec Bruxelles et Berlin, et enfin que la France prenne la tête d’un « leadership alternatif », voire « ouvre les hostilités.

Les autres candidats se sont rangés, à des degrés divers, derrière ces deux postures, mais la dynamique du débat penchait plutôt du côté du thème de « l’autre Europe », une rhétorique sans doute trop galvaudée pour avoir été utilisée hier.

Mais c’est, principalement, sur la politique française des dernières années en matière d’accueil des réfugiés et sur les positions de Manuel Valls face à l’Europe et à l’Allemagne sur cette question que le débat prit des couleurs. Et pas qu’un peu. Benoit Hamon, Vincent Peillon et Arnaud Montebourg ne firent pas mystère de leur condamnation ferme de la politique suivie par Manuel Valls, de son manque de « générosité » et de l’isolement dans lequel elle aurait mis la France. Manuel Valls dut se défendre et il le fit avec énergie, s’inscrivant une fois encore dans le registre de la « responsabilité » et du « réel ».

L’Europe, un monde politique pluridimensionnel

Cette très longue passe d’armes sur l’Europe, les politiques d’austérité, les frontières et les réfugiés, prend tout son sens si on la renvoie aux effets profondément perturbateurs de l’intégration européenne dans les vies politiques européennes, et pas seulement en France. Les spécialistes de l’analyse politique européenne (notamment Cees Van der Eijk et Mark N. Franklin ou encore Catherine De Vries) parlent souvent, à propos de l’Europe, d’un « géant endormi ».

Les auteurs qui ont développé ce concept ont constaté que les électeurs expriment un large éventail de préférences concernant l’intégration européenne, et que celles-ci traduisent des attitudes politiques structurées. Ces mêmes auteurs observent, en effet, qu’il n’y a pas de corrélation claire entre les positions des électeurs sur l’Europe et leurs positions sur l’axe gauche-droite. Selon ces analyses, si les citoyens ont bien des vues différentes sur l’Europe, celles-ci ne peuvent être décrites par la seule dimension économique gauche-droite. Le monde de la politique en Europe serait ainsi devenu pluridimensionnel sous l’influence des questions européennes comme nous l’analysions dans une précédente chronique.

Vincent Peillon et Manuel Valls en pleine discussion sur la question des migrants. Bertrand Guay/AFP

C’est la politique en « n-dimensions » et parfois cette pluridimensionalité éclate au grand jour : lors des élections européennes malgré la faible participation, mais beaucoup plus fortement lors des référendums sur l’Europe. Ainsi, de temps en temps le « géant endormi » se réveillerait et, selon l’humeur de celui-ci au réveil (contexte économique morose ou gouvernement national impopulaire par exemple), les dommages collatéraux pourraient être plus ou moins importants…

Européens de cœur, Européens de raison

L’un de ces dommages collatéraux les plus intéressants du point de vue de l’analyse politique est la capacité du thème européen à perturber le paysage d’un monde politique coupé traditionnellement en deux, entre la gauche et la droite. Cette perturbation exerce de puissantes forces centrifuges et centripètes, mettant une pression considérable à l’extérieur de cette politique des deux blocs pour lui substituer une politique de la « tripartition » : le FN s’est en effet très solidement et durablement installé dans le paysage politique. Elle exerce, par ailleurs, une pression non moins importante en interne sur chacun de deux blocs de la gauche et de la droite.

Ainsi, lors de la primaire de la droite (et du centre), on avait déjà pu apercevoir que l’Europe dont rêvait Alain Juppé n’était pas la même que celle de Nicolas Sarkozy ni de François Fillon, qui avait rappelé d’ailleurs sa filiation « souverainiste-séguiniste ». Européen de cœur et Européen de raison montraient des différences, tout en partageant certaines données inhérentes au fait de vouloir être président de la République, adoptant une position globalement pro-européenne.

Le thème des frontières et de la reprise en main, à défaut d’un nouveau Schengen, du contrôle de celles-ci introduisait néanmoins plus que des nuances entre ces deux tendances de la droite, sans compter le gap considérable qui sépare l’agenda politique de la droite et du FN sur les questions européennes.

Douze ans en arrière…

Dimanche soir, les effets perturbateurs de l’Europe sur la gauche et sur le PS sont apparus avec une intensité inégalée depuis le référendum de 2005, lorsque la France rejeta le projet de Constitution européenne. Le PS avait alors connu de profondes divisions alors que François Hollande en était le Premier secrétaire et que Laurent Fabius (numéro 2 du parti alors) prenait le leadership du « non » de gauche.

Aujourd’hui, il est intéressant de revenir près de douze ans en arrière. Laurent Fabius proposait alors quatre orientations : réviser le pacte de stabilité pour mieux coordonner l’action de l’Europe pour l’emploi ; l’accroissement du budget européen dans les domaines de la recherche ; l’harmonisation des systèmes fiscaux pour lutter contre les délocalisations ; la défense au « service public à la française ».

En 2005, Arnaud Montebourg et Benoît Hamon étaient opposés au projet de Constitution européenne. Bertrand Guay/AFP

Sans être un retour vers 2005 (car depuis le contexte a vraiment beaucoup changé), les thèmes abordés dimanche soir sur l’Europe avaient une force de rappel intéressante. Rappelons qu’à l’époque Arnaud Montebourg était partisan du « non », comme Benoit Hamon, tandis que Manuel Valls également membre de cette jeune génération voulant renouveler le PS avait finalement fait le choix du « oui ».

Ce qui s’est passé dimanche soir est clairement un signe supplémentaire que le géant ne veille que d’un œil dans le paysage de la politique française, en l’occurrence de la gauche. La question économique n’est plus la seule à faire débat à gauche sur l’Europe ; la question des frontières et de l’accueil des réfugiés a introduit de fortes lignes de différences également. Pendant ce temps, le géant a également un œil sur Emmanuel Macron qui, la veille, a consacré plusieurs passages de son meeting à Lille à un vigoureux plaidoyer en faveur de plus d’Europe, de plus d’ouverture et de la relation franco-allemande.

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