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Prix littéraires 2015 : des livres contre le « serment des barbares »

Mathias Énard reçoit chez Drouant le Goncourt 2015 pour son roman « Boussole » Thomas Samson/AFP

Boualem Sansal avait tout pour obtenir le prix Goncourt : présent dans toutes les listes des grands prix littéraires (Goncourt, Renaudot, Femina, Grand Prix du Roman de l’Académie française, Médicis, Interallié), salué par toute la critique, repéré par le milieu germanopratin. Son livre, 2084, est une dystopie terrifiante sur un nouveau monde, totalitaire, où règne à l’échelle planétaire un islamisme radical. Totalitarisme qui rappelle le 1984 de George Orwell, où tout de l’ancien monde a disparu : les vêtements, la nourriture, les musées, l’histoire, la langue, les livres…

L’éviction de ce favori de la dernière liste Goncourt (il devra se contenter du Grand Prix du Roman de l’Académie française à se partager avec Hédi Kaddour) n’est pas sans lien avec la peur d’attiser une menace islamiste pesant déjà sur l’auteur de 2084 et du Serment des barbares, dont un jury frileux a peut-être craint d’être à son tour la cible, et de réveiller ainsi le démon des attentats de janvier dernier. Tragique ironie du sort : la saison des prix n’est pas encore clôturée (reste le Goncourt des Lycéens, dont la remise vient d’être reportée) que de nouveaux attentats plongent dans un bain de sang et de larmes inouï la capitale mondiale … du livre ; parce que les Parisiens aiment la lecture aussi, avec le football, la musique et les terrasses de café.

L’érudition plutôt que l’actualité

Le propre du dispositif des prix littéraires est de coller souvent à l’actualité : l’emblème, très politique, cette année, pourrait être le vote de la dernière liste Goncourt à Tunis au musée Bardo le 26 octobre dernier et Bernard Pivot clamant « On est avec vous ! ». De fait, les choix de plusieurs jurys ont bien été ceux de la réconciliation entre les cultures, d’un pont à dresser entre l’Orient et l’Occident, de la main tendue vers l’Orient. D’abord, le Goncourt attribué au magnifique et foisonnant ouvrage de Mathias Enard, Boussole, cette histoire d’un orientaliste viennois fou d’Orient ; mais aussi le plus classique roman d’Hédi Kaddour, Les Prépondérants, revisitant le protectorat tunisien des années 20 bien avant que le Maghreb ne bascule dans la décolonisation.

L’érudition est plus largement la marque de ce millésime 2015 et pose d’une manière plurielle la question du rapport au passé, à la mémoire et au patrimoine culturel : hommage à Racine par le prix Médicis attribué à Nathalie Azoulai pour Titus n’aimait pas Bérénice, occasion de réviser tout Racine quand on attendait un hymne à la femme abandonnée ; hommage à Roland Barthes, grâce au prix Interallié décerné à Laurent Binet pour son thriller érudit mais ô combien ennuyeux sur les (post)structuralistes, La Septième fonction du langage ; hommage à la liberté de penser et de créer dans l’excellent prix Femina couronnant La Cache de Christophe Boltanski, sans doute l’un des meilleurs livres de la rentrée littéraire, retraçant avec humour et sans pathos l’histoire d’une famille d’exception, des heures les plus obscures de l’Occupation jusqu’aux utopies soixante-huitardes.

Seule déception : le prix Renaudot à Delphine De Vigan pour son autofiction D’après une histoire vraie, la porte étroite des prix littéraires excusant mal qu’on gaspille un prix littéraire en le remettant à un livre qui est déjà un grand succès de librairie (107 400 exemplaires, devant les 85 000 exemplaires d’Angot et les 75 000 de Nothomb).

Gallimard sur les podiums

Dans cette cuvée littéraire 2015, que des plumes confirmées, pas de primo-romanciers, et d’un point de vue éditorial, des éditions Gallimard en pleine forme (les deux prix de Sansal et Kaddour et indirectement le Médicis des éditions POL, filiale du groupe), des éditions Actes Sud qui confirment leur entrée en force dans la compétition des prix avec un nouveau Goncourt trois ans à peine après celui de Jérôme Ferrari pour_ Le Sermon sur la chute de Rome,_ une maison Grasset en perte de vitesse dans la course aux prix qui ne récupère que les miettes de l’Interallié (et le prix de consolation du Flore attribué à la somme époustouflante du livre de Jean-Noël Orengo, La Fleur du capital, étrangement repêché de la dernière rentrée littéraire de janvier, une fois n’est pas coutume).

Plus étonnant : l’intrusion dans la lice des prix d’éditeurs jusque-là peu, voire pas, représentés, à savoir Stock (Femina) et surtout Lattès (Renaudot), dont le positionnement se fait plutôt sur les prix populaires à jurys tournants du printemps, soit dans la mouvance de la rentrée littéraire de janvier. Et c’est du côté du prix Wepler, ce prix de libraire, dont le palmarès pointe bien des écrivains devenus des talents reconnus de notre littérature contemporaine, qu’il faut chercher le couronnement d’un auteur publié par un petit éditeur – exception à la règle de prix trustés par de gros éditeurs –, cette année Pierre Senges et son Achab (séquelles) publié sous la houlette d’Yves Pagès aux éditions Verticales, filiale Gallimard malgré tout…

Une dizaine d’élus sur près de 600 publiés

Sur les 589 nouveautés de la rentrée littéraire de septembre, il y aura donc eu, comme toujours, une petite dizaine de romans sous les feux de la rampe, au mieux une trentaine dont on aura suffisamment parlé dans les médias pour qu’ils atteignent un niveau de ventes significatives, et près de 550 qui partiront au pilon dans quelques mois dans la quasi-indifférence générale, dont 68 premiers romans, sacrifiés sur l’autel d’un système médiaticopublicitaire dont le rôle économique est pourtant capital pour la santé de l’ensemble de la chaîne du livre.

Une rentrée littéraire, rappelons-le, c’est 20 % du chiffre d’affaires annuel de l’édition concentrés sur seulement 5 % des titres de la production littéraire annuelle. Un prix littéraire, notamment un Goncourt, ce sont entre 350 000 et 400 000 exemplaires vendus en édition courante, auxquels s’ajoutent les traductions, les passages en clubs de livres, en livre numérique et en poche, soit une manne capable de faire vivre une maison d’édition – et un auteur – pendant plusieurs années.

Et même si les autres prix échelonnent des ventes allant de 50 000 à 180 000 exemplaires par rapport à un succès de librairie déjà désigné comme tel à partir des 10 000 exemplaires vendus, cette fabrique à best-sellers, sans commune mesure toutefois avec les blockbusters des Fifty Shades et autre Millenium qui se chiffrent, eux, en millions d’exemplaires, est devenue une réalité incontournable de l’industrie culturelle du livre en France.

Les défis de « l’édition sans éditeurs »

J’ai pu écrire ailleurs que pour ne pas devenir de simples prix d’éditeurs dans une ère de la marchandise où seule compte la circulation des livres, quoi qu’on écrive, le dispositif des prix se devait d’être des machines de guerre pour défendre l’écrivain et une littérature qui, à être lisible et grand public pour se vendre, ne doit pas pour autant renoncer à la qualité. On peut dire que les prix littéraires 2015 ont globalement respecté le contrat.

Mais la menace d’Amazon créant cette année son premier prix du roman autoédité pour mieux court-circuiter les éditeurs et vendre sur liseuses de la littérature via une « édition sans éditeurs », ne doit pas faire oublier que la Babel des livres est aujourd’hui très fragile, tout comme la littérature et la culture françaises inscrites dans notre ADN culturel. Que les jurys des prix soient donc plus que jamais des vigies littéraires à l’heure où les Fahrenheit 451 et autres 1984 ne semblent plus être de simples fictions à dormir debout…

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