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Prostate : attention à l’examen de trop !

Tubes pour analyses de sang. Daniel Kwok/Flickr, CC BY-NC-ND

On apprend une nouvelle d’importance, dans la livraison ce 15 novembre de la publication scientifique hebdomadaire de Santé publique France. L’institution en charge de la surveillance des maladies dans notre pays glisse, l’air de rien, que les autorités sanitaires ont revu leurs consignes sur le dépistage du cancer de la prostate, le plus fréquent chez l’homme de plus de 50 ans. Et ce, sur la base d’informations scientifiquement fondées. Elles encouragent notamment les médecins à moins prescrire l’examen par prise de sang qui a servi longtemps de juge de paix dans la décision d’enlever, ou non, cette glande de l’appareil génital masculin. Une petite révolution.

Les autorités sanitaires ouvrent enfin les yeux sur une pratique inadéquate, connue et signalée par de nombreux experts depuis près de trois décennies. On dépiste habituellement le cancer de la prostate par le dosage d’une protéine produite par les cellules de cette glande, le PSA, ou antigène spécifique de la prostate (en anglais, prostate specific antigen), à partir d’une simple analyse de sang. Cette glycoprotéine de bas poids moléculaire est l’un des constituants du sperme, destiné à le fluidifier et à faciliter la mobilité des spermatozoïdes. Elle passe, pour partie, dans la circulation sanguine. Sa production est liée à l’activité de la prostate. Dans un bilan sanguin, une hausse du taux de PSA est interprétée comme un indice d’une éventuelle tumeur.

Dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) que Santé publique France (ex Institut de veille sanitaire) consacre au cancer de la prostate, les éditorialistes sont des invités de marque : le président de l’Institut national du cancer (Inca), Norbert Ifrah, associé au directeur général de Santé publique France, François Bourdillon. Ils notent que le dosage du PSA est, d’après les données de l’Assurance maladie, pratiqué très fréquemment. « En 2015, 48 % des hommes de 40 ans et plus avaient réalisé un dosage du PSA dans les trois années précédentes, cette fréquence atteignant 90 % pour les hommes âgés de 65 à 79 ans, » indiquent-ils.

Or cette analyse chez des hommes ne se plaignant d’aucun signe évoquant un cancer n’est recommandée en 2016 par « aucune agence ou autorité sanitaire dans le monde », écrivent-ils noir sur blanc, ni dans un programme de dépistage de ce cancer, ni à l’initiative individuelle du médecin. Autrement dit, c’est le grand écart entre les références officielles et la pratique.

Pas d’effet établi sur la mortalité

On a aujourd’hui le recul nécessaire pour répondre à la seule question qui vaille : la généralisation de cet examen a-t-elle diminué la mortalité liée à ce cancer ? Le bilan dressé par l’Institut national du cancer (Inca) en 2015 affirme que non. « Les deux essais randomisés menés aux États-Unis et en Europe qui avaient pour objectif d’évaluer l’impact d’un programme de dépistage du cancer de la prostate par le PSA sur la mortalité spécifique de ce cancer ont apporté des résultats contradictoires et discutables, écrit l’agence sanitaire ; leur méta-analyse ne met pas en évidence d’effet significatif en termes de réduction de la mortalité par cancer de la prostate, ce qui ne permet pas de conclure en faveur d’un bénéfice à un niveau populationnel ».

Le test comporte par ailleurs de nombreux inconvénients. Il détecte des cancers qui, pour certains, évoluent si lentement qu’une surveillance régulière serait préférable à une opération – seulement on ne sait pas encore les distinguer avec certitude. « Le test expose à un risque important de surdiagnostics et de surtraitements, précise l’Inca. Il détecte de nombreux cancers qui seraient restés asymptomatiques sans que l’on ne dispose actuellement d’outils pour identifier les cancers qui ne nécessiteraient pas de traitement ». Or la chirurgie peut avoir des conséquences graves, rendre l’homme impuissant ou incontinent. « Les traitements sont efficaces, mais leurs effets indésirables peuvent être importants, alors que le maintien d’une qualité de vie acceptable doit être pris en considération », ajoute l’Inca.

Partant de ce constat, l’Inca est passé à l’action – sans tambour ni trompette – auprès des médecins généralistes, les principaux prescripteurs de ce dosage du PSA. L’agence a élaboré avec le Collège de la médecine générale des documents pour permettre à la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) d’échanger à ce sujet avec les généralistes. L’objectif : que cet examen, bientôt, ne soit plus automatique.

Le dépistage de masse non recommandé

Le dosage du PSA a suscité la controverse dès 1989 en France. Cette année là, une « conférence de consensus » est réalisée dans les règles de l’art. Organisée par trois urologues, les professeurs François Richard, Guy Vallancien et Yves Lanson, et l’économiste Laurent Alexandre, cette concertation d’experts conclut déjà que « l’organisation d’un dépistage de masse du cancer de la prostate n’est pas recommandée ». Une nouvelle conférence de consensus se tient en 1998 et la même année, une recommandation de pratique clinique statue encore plus clairement : « Le dépistage du cancer de la prostate (qu’il soit de masse, dirigé vers l’ensemble de la population intéressée, ou qu’il soit opportuniste, au cas par cas) n’étant pas recommandé dans l’état actuel des connaissances, il n’y a pas d’indication à proposer un dosage du PSA dans ce cadre. »

Visuel de la première Journée nationale de la prostate, en 2005. Association française d’urologie

Mais un grain de sable se glisse alors dans le système. La majorité des sociétés savantes et des groupes professionnels à travers le monde statuent contre ce dépistage, sauf trois associations américaines (American Cancer Society, American Urological Society, American College of Radiology). Peu après, l’Association française d’urologie (AFU), regroupant les spécialistes de l’appareil reproducteur masculin, démarre à son tour ce qui peut être qualifié de campagne de promotion du dosage du PSA.

En 2009, deux grandes études, américaine et européenne, viennent pourtant clore le débat scientifique. La Haute autorité de santé (HAS) conclut : « Aucun élément scientifique nouveau n’est de nature à justifier la réévaluation de l’opportunité de la mise en place d’un programme de dépistage systématique du cancer de la prostate par dosage du PSA. » Fermez le ban.

Le médecin américain qui avait mis au point ce dosage en 1970, Richard Albin, s’inquiète lui-même du « désastre de santé publique » provoqué par sa découverte. Dans une tribune publiée en 2010 dans le New York Times, il écrit : « Jamais je n’aurai pu imaginer, quatre décennies plus tôt, que ma découverte allait provoquer un tel désastre de santé publique, engendré par la recherche du profit. Il faut arrêter l’utilisation inappropriée de ce dosage. Cela permettrait d’économiser des milliards de dollars et de sauver des millions d’hommes de traitements inutiles et mutilants. »

Un risque d’impuissance

En 2011, une autorité américaine, l’US Preventive Service Task Force (USPSTF), recommande de cesser le dépistage du cancer de la prostate par le PSA en insistant sur ses effets secondaires. Pour 1000 personnes traitées, il y a 5 décès prématurés un mois après la chirurgie, entre 10 et 70 patients atteints de complications graves mais survivants. La radiothérapie et la chirurgie entraînent des effets à long terme, et 200 à 300 patients deviendront impuissant et/ou incontinent.

À cela s’ajoutent les décès suite à une biopsie de la prostate, un geste loin d’être anodin. Une étude française de 2010 conduite par Paul Perrin fait état d’un chiffre alarmant : 2 pour 1000.

Aujourd’hui, la France en a terminé, officiellement, avec le recours systématique au dosage du PSA. Et les autorités sanitaires ont décidé de s’en remettre aux médecins généralistes pour changer les mentalités, et les pratiques.

Comment expliquer que les généralistes n’aient pas pris les devants ? Parce qu’ils sont mal informés, sans doute. Parce que les patients leur réclament l’examen, aussi. L’Inca le suggère dans sa synthèse sur les bénéfices et les risques du dépistage. « Selon les enquêtes, un homme de plus de 60 ans sur cinq est à l’initiative de son dépistage du cancer de la prostate, écrit l’agence. L’analyse de la pratique des médecins généralistes montre que, partagés entre les recommandations contradictoires des institutions de santé et de plusieurs sociétés savantes et parfois confrontés à une demande appuyée de patients, les médecins généralistes sont plutôt enclins à proposer ou prescrire à leur patientèle masculine un dosage de PSA. »

Le temps compté, dans une consultation, joue certainement. Intervenant sur France Inter en 2011, le généraliste Dominique Dupagne avait résumé le problème dans une formule frappante : il faut 15 secondes au médecin pour expliquer qu’il faut faire ce dépistage, et 30 minutes pour expliquer qu’il ne faut pas faire celui-ci.

Quel rôle pour les urologues ?

S’il est légitime de mobiliser les généralistes pour qu’ils prescrivent le dosage du PSA à meilleur escient, qu’en est-il des urologues ? On peut s’étonner qu’ils ne soient pas intégrés dans la stratégie des autorités sanitaires. Pour le comprendre, il faut revenir sur l’affrontement que se livrent sur ce sujet depuis plus de vingt ans des urologues d’un côté, des épidémiologistes et des médecins généralistes de l’autre.

En 1994, déjà, la revue médicale indépendante Prescrire témoigne des échanges entre les généralistes membres de leur rédaction et l’urologue Bernard Debré. L’ancien ministre et député défend avec vigueur le dépistage et affirme : « Les références médicales vont arriver, elles vont décider que le PSA est un examen fondamental après 50 ans. » Pour le généraliste Jean-Pierre Noiry, « cette opinion est en complète contradiction avec les résultats des études disponibles et des recommandations consensuelles ».

Par la suite, le ton ne va pas cesser de monter. Des chercheurs spécialistes de l’épidémiologie et de la santé publique comme Catherine Hill, Alain Braillon et Bernard Junod, montent au créneau dans des face à face violents avec des urologues incitant à la prescription du dosage du PSA. Christophe Desportes, médecin généraliste dans le Finistère, dans son livre Prostate, le grand sacrifice (Editions Pascal) raconte comment il interpelle en 2005 un confrère professeur d’urologie, et se voit rétorquer : « On y va en attendant que la preuve de l’utilité arrive ». Un pari aussi osé que celui d’administrer un médicament avant de savoir à quoi il sert…

Visuel de la campagne Touche pas à ma prostate, lancée sur le site Atoute.org en 2008. Formindep

Généraliste engagé et par ailleurs administrateur d’un site de communautés de patients, Dominique Dupagne décide alors de lancer publiquement un appel à un moratoire sur son site : « Touche pas à ma prostate ! » Le mot d’ordre circule parmi les généralistes et au-delà. Mais sur le terrain, le combat est loin d’être gagné. Des urologues ont répandu, par leur autorité, l’idée que ce dépistage devait être réalisé dès 50 ans. Les patients sont nombreux à y adhérer. Quant aux généralistes, la plupart suivent. Soit parce qu’ils se rangent à l’avis des spécialistes, soit par peur d’un procès intenté par un patient. Leur crainte est alimentée par le calvaire judiciaire subi par un confrère, Pierre Goubeau, poursuivi pour ne pas avoir prescrit un dosage du PSA. Ce généraliste installé près de Troyes sortira finalement victorieux d’une affaire qui traînera en longueur, de 2008 à 2015.

Pas de logo de l’Association d’urologie

Aujourd’hui, les urologues apparaissent comme les grands absents de l’action nationale qui s’annonce. L’Association française d’urologie (AFU) n’apparaîtra pas sur les documents qui seront diffusés aux généralistes par l’Assurance maladie. Selon l’Inca, « consultée, l’AFU n’a pas souhaité apposer son logo sur le document médecin, car trouvant que les retombées de ce document présentent le risque d’un défaut d’usage irrationnel du dosage du PSA, et d’une régression dans le stade de révélation des cancers de la prostate et de leurs taux de survie. »

On pourrait penser que les spécialistes de l’urologie ne souhaitent pas voir baisser une partie substantielle de leur activité. Ce serait cependant réducteur. Il ne faut pas oublier que ces confrères sont confrontés à l’image difficile de patients victimes de cancers dans des formes graves, notamment avec des métastases osseuses. Je pense, pour avoir discuté avec nombre d’entre eux, que cette proximité avec les malades les plus gravement atteints les rend hermétiques à des données scientifiques qui leur apparaissent éloignées de leur propre vécu. Si l’Assurance maladie veut voir son action aboutir, elle devra aussi dénouer tous les fils des représentations de cette maladie chez les urologues.

Trop souvent dans les débats de santé publique, on oublie un acteur loin de jouer un rôle marginal : les assureurs de crédits. Par une recherche rapide sur Internet, j’ai pu vérifier que nombre d’entre eux demandent ce test avant d’accepter la souscription chez les hommes de plus de 46 ans. S’il paraît légitime que l’assureur cherche à limiter le risque de défaillance chez son client, on ne peut tolérer qu’il l’expose ainsi inutilement à des effets secondaires importants.

L’action de santé publique prévoit de « délivrer aux hommes de 40 ans et plus une information équilibrée sur les avantages et les inconvénients du dépistage pour leur permettre de prendre une décision éclairée ». Si je peux me permettre une suggestion, au vu des conséquences possibles sur l’activité sexuelle et la vie de couple, je suggérerais que les conjoints ou les partenaires soient aussi associés à la décision.

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