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Bernard Lavilliers au festival du Bout du Monde, en 2011. TheSupermat/wikimediacommons, CC BY-SA

Quand Bernard Lavilliers revisite la chanson sociale

La peur c’est le chantage du pouvoir : tel est l’exergue de l’album Pouvoirs que Bernard Lavilliers vient de resortir : il s’agit d’un réenregistrement avec des inédits de l’album éponyme sorti en 1979 – en attendant le nouvel album en préparation et pour initier la tournée qui débute. Il s’agit comme toujours chez l’artiste de chanson sociale qui résonne particulièrement avec l’actualité avec des titres comme « La Peur », « Sœur de la zone » ou encore « Bats-toi » ou « Promenade des anglais », auquel il faut ajouter des reprises par Jeanne Cheral, Fishbach ou Feu ! Chatterton.

Mais les œuvres artistiques et musicales – et particulièrement l’art de la chanson – peuvent-elles encore prétendre participer à un processus d’émancipation individuelle et collective ?

Protest song à la française ?

En France, la chanson sociale est issue d’une tradition nationale : elle a accompagné la naissance et les péripéties du mouvement ouvrier. C’était l’un des principaux médias du peuple, véritable chronique et « commentaire permanent à l’existence sous toutes ses formes » selon l’expression de Boris Vian. Quand tout se chantait, elle donnait forme aux sentiments populaires et aux révoltes et portait la parole populaire sur la place publique.

La seconde modernité, à partir des années soixante, l’a renvoyée aux marges de la chanson (portée principalement par des rappeurs…) par une chanson plus ancrée sur les voix de l’intime, de la subjectivité, des états d’âme. La confiance dans les pouvoirs messianiques, utopiques ou émancipatoires de l’art s’est alors affaiblie et les soupçons sur son inefficacité politique voire sur son instrumentalisation possible se sont accrus. La seconde modernité signe t-elle la fin des avant-gardes ?

S’agissant du répertoire de Bernard Lavilliers, il faut s’interroger sur la question des cultures populaires, des formes de la domination sociale et des résistances qu’elle rencontre à l’ère de la seconde modernité. Dans les chansons de Lavilliers, « Les barbares » – ceux avec qui étymologiquement on ne pouvait pas parler – et « Les poètes » feraient-ils donc bon ménage ?

Le cheminement de l’artiste est à lire dans un parcours artistique qui revendique un enracinement dans des origines régionales (St-Étienne) et ouvrières (fils d’ouvrier, un temps tourneur sur métaux), qui manifeste un soutien au monde ouvrier (on le retrouve chantant pour les ouvriers de la sidérurgie lorraine de Thionville de la vallée de la Fensch dans les années 90 autant qu’auprès de mineurs d’Uckange ou commentant Alstom aujourd’hui), qui chante, lit, dit des poésies dans ses concerts (Louis Aragon, François Villon, Gaston Couté, Guillaume Apollinaire, Jacques Prévert), qui prône la célébration du détour vers l’ailleurs, vers l’Autre, dans une sorte de voyage herméneutique, où il est ainsi possible de (re)trouver en soi les traces de son intime désir d’être et qui multiplie dans les concerts les adresses politiques au public.

La peur

L’introduction de l’album La peur, éponyme du cinquième titre de l’album, résonne avec l’univers de menace, qui est le nôtre. Dans notre imaginaire collectif, un imaginaire de cyndinisation défini par Ulrich Beck comme la tendance à analyser le monde à partir des catégories de la menace.

« La peur gaine de cuir et s’écrit “no future”
Mais vend ses barbelés au mètre sur mesure
Tu ne dis pas “Je t’aime” quand elle te déshabille
Tu la baises quand même juste derrière la grille »

Extrait de « La peur » (B. Lavilliers, « Pouvoirs »)

S’il y a menace, elle prend sens dans nos dénis collectifs, que les professionnels de la politique entretiennent. Peur du chômage, de la violence, du terrorisme et surtout peur de l’autre, peur de la différence, peur des réfugiés. Qui donc se nourrit de nos peurs ?

C’est bien la question de l’altérité qui est en jeu dans nombre de chansons, pour le chanteur du métissage : métissage des sons, des influences, des populations. Lavilliers explique, dans un de ses concerts, en rendant hommage à son père de 91 ans, qui fut résistant communiste dans le Vercors :

« Mon père m’a dit que le contexte actuel ressemblait étrangement à celui des années 30 quand on faisait la chasse aux communistes, aux Juifs, aux homosexuels […] juste avant la montée d’Hitler. »

La peur,

« Elle réduit au confort tes désirs d’aventure
Et taxe tes envies de passion et d’air pur
C’est l’indice d’écoute branché sur le cerveau
C’est 1933 en place pour le show »

Extrait de « La peur » (B. Lavilliers, « Pouvoirs »)_

Adhésion ou adhérence du public ?

Selon Passeron et Grignon, deux dérives opposées et symétriques entachent les analyses intellectuelles de la culture populaire : le misérabilisme, qui consiste à penser qu’il existe une culture populaire autonome, faite de codes et de modèles démagogiques, et le populisme, selon lequel toute culture populaire doit être lue à l’aune de ses insuffisances et de ses manques face aux cultures reconnues comme savantes.

Mais alors, s’agit-il de cultures populaires lorsque l’œuvre est destinée au plus grand nombre à l’opposé de cultures reconnues comme savantes car construites à destination d’une élite culturelle et artistique ? Ou bien parce que le créateur lui-même est d’origine « populaire » ? Ou bien encore parce que les valeurs défendues renvoient d’une manière ou d’une autre à la critique des rapports sociaux de domination ? Ou encore parce que des mécanismes de domination et de résistance sont à l’œuvre dans la culture même ?

Le public de Lavilliers, comme nous l’avons observé dans nos enquêtes de terrain est mixte du point de vue social : des catégories sociales populaires (ouvriers, employés, etc.) y côtoient des cadres et des professions intellectuelles supérieures, notamment les plus diplômées. Lui-même est d’origine sociale modeste mais lettrée (fils d’institutrice et d’ouvrier), même s’il vit aujourd’hui comme un artiste aisé et reconnu. Ses chansons et plus largement ses prises de position portent une critique sans concession des pouvoirs institués et des rapports de domination politique, économique et sociale.

Bernard Lavilliers au Festival du bout du Monde en 2011. Wikimedia, CC BY

Un espace imaginaire

Mais chanter n’est pas dire : la voix, le partage par le corps et l’émotion ne peuvent réduire la chanson à un logos. Par la musique, musique du son et musique du verbe, elle se place d’emblée dans un espace imaginaire hors des seules catégories rationnelles de la pensée discursive.

Dans les mélopées de déchirements, dans les chants de souffrances des dominés, même sur le mode jouissif des rythmes tropicaux, ou comme ici, rock ou jazzy, l’artiste chante aussi pour mettre au travail ses propres effrois, pour explorer l’obscurité en soi. Et c’est ce qui justement parle aux sujets qui goûtent ces spectacles : une subjectivité tragique et plébéienne suffisamment ambivalente pour faire écho.

Il ne s’agit pas seulement d’adhésion au sens d’une adhésion intellectuelle à des principes, des valeurs justifiées en raison – bien que dans nos enquêtes, les deux tiers des spectateurs des concerts déclarent adhérer vraiment aux idées qui « motivent leur venue ». Il s’agit aussi d’une adhérence au sens d’une croyance intime, éprouvée en commun, reposant sur une mise en musique des désirs humains qui accompagne la justification rationnelle. Au fond, c’est là tout l’intérêt de l’Art, lorsqu’il transforme le spectateur en spect-acteur, en sujet qui pense et se réapproprie le monde.

« Chanter jusqu’au bout de mon souffle
Jouer sur les larmes et le soufre
Danser pour oublier le pire »

Extrait de « Bats-toi » (B. Lavilliers, « Pouvoirs »)

Lavilliers est une icône spectaculaire du moderne, mais sous la participation émotionnelle et corporelle, collective et singulière des spectateurs « affectés » dans les concerts, transparaît l’épiderme du social : il se lit dans la chanson, et particulièrement in vivo dans les concerts et notamment dans cet album. Aujourd’hui, les artistes tels que Lavilliers nous permettent de (re)penser la question du « Vivre ensemble ».

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