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Quand Jean‑Paul Sartre et Walter Benjamin interrogeaient la notion de progrès

Relire Sartre et Benjamin pour interroger le progrès. Aaron Burden/Unsplash, CC BY-SA

Cet article est publié dans le cadre du cycle de conférences Le progrès a-t-il un avenir ?, organisé par la Cité des sciences et de l’industrie, du mardi 15 au 26 mai 2018. Durant deux semaines, des groupes d’étudiants, un panel de citoyens et des scientifiques, historiens et philosophes, livrent leurs réflexions et débattent.


Il y a de l’histoire et parfois du progrès dans l’histoire, mais parfois seulement, c’est ce que nous avons compris au XXe siècle avec ses catastrophes politiques. Walter Benjamin, puis Jean Paul Sartre qui avait publié ses thèses sur le concept d’histoire dans les temps modernes au sortir de la guerre, ont explicité cette nécessité d’être circonspect, critique à l’égard de la notion de progrès. C’est à mon sens le cœur des enjeux de la Critique de la Raison dialectique. A l’heure du transhumanisme et des cellules souches, à l’heure d’une aliénation politique galopante, cela mérite d’être revisité, car Rabelais déjà affirmait que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Pour Sartre, le savoir n’a la puissance des Lumières que dans un mouvement incessant qui relie les hommes à ce savoir. Si par malheur ce mouvement ralentit, s’étiole socialement, alors les Lumières se tamisent et peuvent même s’éteindre, on assiste alors à la ruine de l’âme des démocraties. Le savoir sans les Lumières ne peut alors produire le progrès qui pour Sartre est mouvement d’émancipation.

Jean‑Paul Sartre. Wikimedia, CC BY

Ce savoir est alors seulement archivé en attente d’un désir de savoir, d’une quête de vérité collective. Seule cette quête fabrique les objets d’un savoir vivant où l’intuition de la totalité, relient entre eux les hommes du présent mais les relient aussi à ceux du passé qui avaient déjà entrepris cette quête et à ceux du futur qui l’entreprendront à nouveau.

Aussi le savoir vivant n’est jamais achevé et certain, il est moins archive que mouvement et conscience, celle d’appartenir à un tout en tant qu’homme. La dialectique se soutient de cette compétence à totaliser, qui n’est autre que la conscience d’une humaine condition historique distincte de la condition naturelle. A ce titre la raison dialectique s’oppose à la raison analytique et positiviste, naturaliste, cartésienne qui valide l’idée de progrès sur le progrès des sciences.

Progrès de l’émancipation, discontinuité des efforts historiques

Le progrès, le seul que Sartre pense, est celui de la liberté ou de l’émancipation politique car la condition humaine est d’abord historique donc politique. Il affirme ainsi qu’il y a progrès quand un ordre politique et social qui soumettrait chacun à n’être qu’un simple élément d’une série (il appelle cela la sérialité ou le rassemblement d’êtres isolés subjectivement), laisse la place à des groupes doués d’une intelligence collective.

Mais a contrario le groupe d’êtres reliés peut dépérir et chacun de ses membres retourner à ses seules activités individuelles sans plus interroger le sens de ses actions au regard du Tout et laisser ainsi la sérialité et la force d’inertie reprendre place au cœur de la vie humaine naturalisée.

Chacun devient alors un agent et non plus un acteur, ce que Sartre appelle la passivité, reproduction de la Tradition, obéissance à l’idéologie structurante et dominante. La ligne du temps historique, peut prendre des formes variées, fabriquer même des aberrations, des boucles, des discontinuités, des reculs et des avancées, au titre de l’être qui s’émancipe ou qui renonce à sa liberté humaine. Ainsi, si comme geste l’émancipation est un progrès au regard de la liberté qui fonde l’homme, il n’y a pas pour autant de progrès historique, mais des séquences d’effort émancipateur et des séquences de rechute dans la passivité.

Une critique du progrès aux côtés de Walter Benjamin

Cette critique d’un progrès historique apparaît d’une manière assez approfondie lorsque Sartre réfléchit sur les questions de méthode. Il critique alors le marxisme qui, dit-il, « opère la totalisation des activités humaines à l’intérieur d’un continuum homogène et infiniment divisible qui n’est autre que le temps du rationalisme cartésien. » Il évoque alors une temporalité milieu, temporalité que l’économie capitaliste engendre et de ce fait apte à rendre compte du capital, mais inapte à rendre compte de l’ensemble de la vie humaine car il y a une multiplicité de manières d’agencer les différents temps dans l’expérience vécue de l’histoire. Ces agencements, ou régimes d’historicité ne sont pas donnés, mais construits par les hommes en société.

Le temps n’est plus une donnée a priori de la conscience mais un produit de la socialité historique de chacun et de chaque groupe.

Sartre évoque alors la période où « le marxisme a pressenti la vraie temporalité lorsqu’il a critiqué et détruit la notion bourgeoise de « progrès » qui implique nécessairement un milieu homogène et des coordonnées permettant de situer le point de départ et le point d’arrivée. Mais – sans qu’il l’ait jamais dit –, il a renoncé à ces recherches et préféré reprendre le « progrès » à son compte. »

Walter Benjamin. Wikimedia, CC BY

Le seul marxiste qui ait vraiment critiqué frontalement le progrès est Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire. Il y entreprend une critique de la notion de progrès et de l’optimisme d’une certaine conception du temps qui habite le matérialisme historique des années 1930 et 1940, en lien avec les réalisations soviétiques. Ce temps est qualifié « d’homogène et vide », un temps qui conduit à considérer l’histoire non comme un lacis complexe fait de détours, de régressions, de bifurcations et d’avancées mais comme un ruban qui se déroule sans heurt.

L’orientation du temps historique en terme de « progrès » produit un point de vue optimiste, une confiance dans le progrès technique qui doit amener l’émancipation d’une manière quasi mécanique. Pour Benjamin, loin d’être nouée à cette évolution progressive des rapports de forces et des rapports de production, la révolution ne pourra être qu’interruption du temps. Elle sera nouée non à l’optimisme mais au pessimisme qui seul rend lucide dans l’analyse des situations. Il faut ne pas être confiant, et interrompre ce qui conduit à la catastrophe.

Pour Walter Benjamin, la temporalité progrès des marxistes (aussi bien de la social-démocratie que des communistes) les aveugle. Sa remise en question du progrès est une tentative désespérée de déciller ses contemporains sur ce qui se dessine à l’avenir.

Ce dessin est tellement inquiétant, qu’il faudrait actionner « l’avertisseur d’incendie » pour stopper le train du supposé progrès, l’empêcher ainsi de s’abîmer dans la pire déshumanisation. La critique du progrès est ainsi critique d’un imaginaire où l’humanité serait donnée une fois pour toutes, certes dans un mouvement de déploiement et de maturation mais sans risque d’effondrement. Or nous le savons, les acteurs marxistes de l’histoire des années 1930 sont demeurés aveugles, le refus des alliances salvatrices à gauche en Allemagne contre le nazisme, puis le pacte germano-soviétique en sont les graves symptômes. Quant aux effets, ils demeurent incommensurables, comme nous le savons ou devrions le savoir. Conscience historique.

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