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Quand le corps mort devient objet érotique

La Venerina, au Musée du Palazzo Poggi, Bologne du sculpteur Clemente Susini. Ce type d'objet suscite les passions. Wikimedia, CC BY-SA

L’exposition « Chroniques de la thanatopraxie » a pris fin le 28 mars 2019 au Musée d’histoire de la Médecine de l’Université Paris Descartes. L’occasion pour la thanato-archéologue et ethnologue Jennifer Kerner – qui anime la chaîne YouTube « Boneless » – de revenir sur un outil très particulier mais essentiel aux pratiques de l’embaumement : la cire anatomique. Décryptage en texte et vidéo.


Ouvrir le corps du mort pour atteindre la compréhension des phénomènes naturels nous semble être un geste transgressif. Une transgression que l’homme n’a pas mis longtemps à dépasser cependant, puisque les preuves archéologiques nous permettent de dater la toute première nécropsie du Néolithique

À en juger par la dextérité des médecins de la Préhistoire, qui pratiquaient aussi bien les amputations que les trépanations, le savoir médical a été transmis de génération en génération bien avant l’invention de l’écriture. Dès l’apparition de celle-ci, on voit se multiplier les mentions de maladie et leurs remèdes, dont l’aboutissement sont les grands textes médicaux antiques et médiévaux que nous connaissons bien avec leurs illustrations parfois fantaisistes pour le médecin moderne…

La cire anatomique expliquée par l’archéologue Jennifer Kerner.

Divertir en enseignant

Rien ne remplaçant la 3D, à une époque où les lunettes à verre bleu et rouge n’existaient pas encore, les médecins se mettent à créer des modèles en papiers mâchés, des mannequins anatomiques et des squelettes montés.

Très vite, ces objets quittent l’intimité des amphithéâtres de médecine pour entrer au musée… Musée dans lequel se pressent les curieux, badauds braillards, artistes et intellectuels en recherche d’inspiration ou de connaissance. La morgue de Paris et le fameux musée forain du Dr. Pierre Spitzner dans les années 1920, remplissent alors deux rôles apparemment antagonistes lorsqu’il s’agit du corps sacré de l’homme : pourvoir en divertissement et en enseignement.

Vénus anatomique, collection Spitzner, no inv. DOR-1214. Classé MH le 19/08/2004. Hélène Palouzié et Caroline Ducourau, « De la collection Fontana à la collection Spitzner, l’aventure des cires anatomiques de Paris à Montpellier » (2017). Faculté de médecine/Université de Montpellier

Des fragments de corps putrides… aux Vénus sublimes en cire

Ne pouvant conserver les fragments de corps longtemps pour l’apprentissage des étudiants, l’idée de créer des représentations naturalistes des organes apparaît très tôt. Elle s’exprime dans toute sa splendeur avec l’usage de la cire.

La plus ancienne cire anatomique connue est une tête créée par l’artiste sicilien Gaetano Giuliano Zumbo à la fin du XVII siècle.

Cependant, la cérisculpture atteindra son apogée entre le XVIIIe et le XXe siècle. Parmi les artistes iconiques de cet art, l’histoire se souviendra de Félix Fontana, Clemente Susini, Jean‑Baptiste Laumonier, Jules Baretta et Jules Talrich.

Les cires anatomiques reproduisent des organes grandeur nature, mais également des manifestations pathologiques, notamment dermatologiques.

« Tête d’un vieillard », cérisculpture de l’artiste Gaetano Zumbo, Paris, 1701, actuellement au Musée de l’Homme. Vassil/Wikimedia

Erotisme médical

Bizarrement, et peut-être pour contrer tout ce macabre, un érotisme médical naît aux XIXe et XXe siècles : à travers les peintures, les sculptures… Mais il s’exprime avec beaucoup plus de puissance à travers les représentations de femmes sublimes, appelées les vénus anatomiques, qui exposent leurs organes internes aux yeux des curieux, le tout dans des poses lascives.

La sublime cire anatomique moderne, présentée au Musée de la Médecine de Paris pendant l’exposition « Chroniques de la Thanatopraxie » renoue avec cette tradition d’une sensualité étrange. À l’origine de cette création, l’artiste Natalie Latour tente de reproduire les techniques de cérisculpture anciennes… Tout du moins, celles dont on a conservé le souvenir car bons nombres de secrets de fabrication ont été emporté dans les tombes !

Voyeurisme contemporain

Vous pensez peut-être que le macabre qui s’offre immédiatement à l’œil sur nos écrans, sur simple demande d’un clic de souris, a fait baisser le succès des musées médicaux et des cires anatomiques ?

Les expositions controversées créées par Gunther von Hagens, de « Our Body » à « Body Worlds » sont là pour témoigner du contraire. De réels corps humains écorchés, découpés et « plastinés » sont donnés à voir – et même à toucher ! – dans des positions quotidiennes, parfois très équivoques.

Exposition « Body Worlds », Basketball Man, 2008. Les corps utilisés sont des cadavres réels traités par l’artiste Gunther von Hagens. Paul Stevenson/Flickr, CC BY

De même, il n’y a rien à faire de plus branché à Brooklyn que de siroter un verre dans le très victorien bar House of Wax. Dans ce joli petit écrin de velours, vous pourrez admirer avec délectation des fœtus à divers stades de développement, des visages déformés par la syphilis et des femmes en pleine délivrance par césarienne…

Ces expositions jouent sur les mêmes ressorts que ceux employés par les musées itinérants anatomiques et forains des siècles passés : la fascination malsaine pour l’étrangeté anatomique, la pulsion scopique (voyeurisme) tournée vers le macabre.

À l’heure où l’imagerie médicale se met au service de l’observation non invasive – post mortem et in vivo ! –, les « autopsies virtuelles » n’ont toujours pas la cote auprès du grand public… C’est bien les deux mains dans les chairs molles et odorantes des cadavres ouverts comme des plaies béantes que le public se complaît. Et comment l’en blâmer ?

Quand braver l’interdit suprême d’ouvrir le corps de son prochain se met au service de la curiosité malsaine, tout est réuni pour nous faire déguster quelques cadavres exquis.


L’auteure a co-publié l’ouvrage « Retour vers le paléo, Et si nos ancêtres avaient tout inventé ? paru aux éditions Flammarion le 3 avril 2019 ».

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