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Quand les « héros » d’hier sont les criminels d’aujourd’hui

Interrogatoire d'un prisonnier ‘Viet Cong’ par les forces spéciales A-109 à Thuong Duc, 23 janvier 1967. PFC David Epstein/US Army/Wikimedia

Au XXe siècle, 200 millions de personnes ont été décimées par leur gouvernement selon le politologue américain Rudolph Joseph Rummel. Ce nombre exclut les victimes de guerres « légitimes ».

D’après mes recherches, les meurtres perpétrés par des gouvernements sont dix fois plus nombreux que ceux commis dans la société civile.

Malgré de telles données horrifiantes, le XXe siècle ne se distinguerait pas des précédents en termes de prévalence des atrocités. Sa singularité viendrait plutôt du fait qu’il s’agit du premier siècle au cours duquel l’humanité a mis en place des institutions qui répondent à la violence de masse et cherchent à la prévenir.

Genghis Khan et Ong Khan. Illustration provenant d’un manuscrit de Jami al-tawarikh, XVᵉ siècle, Iran. Bibliothèque nationale de France/Wikimedia

Les tribunaux pour juger les violations des droits de l’homme, les commissions de vérité, les programmes de réparation et les excuses publiques des chefs d’État font partie des nouveaux instruments. Ils ont contribué à changer la perception des responsables de crimes de masse. En effet, d’Agamemnon à Mao Zedong, en passant par Genghis Khan, peut-être Charlemagne, et surtout les commanditaires des croisades, tous ces autocrates ont été perçus comme des héros tout au long de l’Histoire. Leurs sanglants successeurs entrent désormais dans la mémoire collective des sociétés contemporaines comme criminels.

Des institutions dédiées aux droits de l’homme

Déclaration universelle des droits de l’homme, Convention pour la répression et la prévention du crime de génocide, tribunaux ad hoc des années 1990 (ex-Yougoslavie, Rwanda, etc.), conférence diplomatique de Rome en 1998 à l’origine de la première Cour pénale internationale (CPI) permanente : les normes et institutions relatives aux droits humains se sont largement diffusées.

Il existe de vifs débats quant à la légitimité et l’efficacité de ces tribunaux.

Pourtant, des études sophistiquées – notamment celles menées par les professeurs coréen Hun Joon Kim et américain Kathryn Sikkink en 2010 – montrent que les réponses de la justice pénale peuvent contribuer à l’amélioration de la situation des droits humains, et que les poursuites de la CPI ont eu un effet significatif sur la réduction des meurtres par les gouvernements et les groupes rebelles (ainsi que le confirment les travaux récents des universitaires américains Hyeran Jo et Beth A. Simmons en 2015).

Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, (Nations Unies). Roman Boed/Flickr, CC BY

Tribunal de Nuremberg

Ces améliorations ne sont pas le fruit de l’existence des tribunaux en eux-mêmes et de ses effets dissuasifs directs, mais plutôt celui des mémoires collectives générées par les poursuites pénales. Ces dernières ont d’abord un effet culturel : elles rendent illégitime la violence de masse. Cela a dans un second temps un effet dissuasif : une fois que les processus judiciaires ont généré une mémoire collective délégitimant la violence de masse, l’utilisation de celle-ci disparaît de l’arbre décisionnel des acteurs.

De telles idées ont dû inspirer le président américain Franklin D. Roosevelt lorsqu’il a reconnu, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, que les procès constituaient une réponse appropriée aux crimes nazis. Comme exposé par le professeur de droit américain Stephan Landsman, Roosevelt était convaincu que :

« La question de la culpabilité d’Hitler – et de celle de ses malfaiteurs – ne devait pas être laissée ouverte à débat. Toute cette matière nauséabonde devrait être consignée dans un procès-verbal indélébile sur la base de témoignages donnés sous serment et des documents écrits afférents. »

Procureur en chef américain du tribunal militaire international, Robert Jackson, fit à l’époque valoir dans sa déclaration liminaire :

« Nous devons établir des événements incroyables par des preuves crédibles. »

Roosevelt et Jackson ont ainsi utilisé un procès criminel pour forger une mémoire collective. Cette position s’inscrit dans une conception durkheimienne des procès comme de puissants rituels, capables d’inculquer au public des normes morales et juridiques ainsi qu’une distinction entre le bien et le mal.

Elle se révèle également dans la lignée d’un nouveau corpus d’érudition néo-durkheimienne, qui conçoit la punition pénale comme un « acte de parole dans lequel la société se parle à elle-même de son identité morale » suivant les termes du sociologue américain Philip Smith.

Archives INA, Tribunal de Nuremberg, ouverture du procès.

Forger une mémoire collective

Dans le même ordre d’idées, le sociologue Jeffrey Alexander considère le Tribunal de Nuremberg comme le créateur d’images, de symboles, de totems et d’histoires qui ont inculqué à un public mondial le sens des crimes nazis comme traumatisme culturel.

Le droit pénal devient ainsi un instrument de lutte pour la mémoire collective – entendue comme des notions d’événements passés qui sont partagées, mutuellement reconnues et renforcées par une collectivité – des crimes de masse. Du fait de leur pouvoir de représentation, les tribunaux sont un outil pour faire comprendre à une société – même réticente – que la violence de masse est une forme de violence criminelle. Plusieurs études menées par des sociologues et des historiens ont documenté ce pouvoir de représentation.

Dans American Memories : Atrocities and the Law, King et moi-même montrons comment les récits de violence de masse produits par les tribunaux affectent davantage que d’autres récits les représentations publiques.

Le procès contre des soldats américains pour un massacre commis dans le village de My Lai pendant la guerre du Vietnam en est un exemple. Bien qu’en concurrence avec un récit produit par une commission militaire sous la direction du général Peers, et avec un récit journalistique lauréat du prix Pulitzer (My Lai 4, par Seymour Hersh), c’est le récit du procès qui a le plus eu d’impact sur les comptes rendus de médias et les descriptions de manuels scolaires au cours des décennies qui ont suivi.

« An evening with Seymour Hersh, Pulitzer Prize-winning journalist », 29 novembre 2018, National Humanities Center.

Dans un ouvrage plus récent sur les représentations de la violence de masse dans la région soudanaise du Darfour (Representing Mass Violence), je montre que les droits humains et les comptes rendus de la CPI sur la violence ont affecté plus fortement des milliers de reportages de médias que des récits très différents portés par l’aide humanitaire ou la diplomatie.

Une histoire limitée des crimes de masses

Une mise en garde s’impose toutefois, car les procès narrent toujours une histoire limitée sur les crimes de masse et les violations des droits humains.

En raison de la logique institutionnelle spécifique du droit pénal, ils se concentrent sur le comportement de quelques individus, sans tenir compte des conditions structurelles et culturelles de la violence de masse.

Réfugiés de la guerre du Darfour, ici près d’un réservoir à Genenia, à l’ouest de la région, 2007. Nite Owl/Wikimedia, CC BY-NC

Liés par des classifications juridiques, ils font en outre abstraction des spectateurs et des prédicateurs de la haine, quel que soit leur rôle dans le déploiement de la violence.

De plus, en se concentrant sur une période de temps limitée, ils dé-historisent et leurs règles de preuve diffèrent de celles des sciences sociales. La logique binaire de culpabilité et de non-culpabilité du droit pénal ne laisse pas de place aux nuances de gris que les psychologues sociaux pourraient reconnaître.

Les procès pénaux peuvent être de puissants producteurs de souvenirs collectifs des violations graves des droits humains et délégitimer la violence de masse en fournissant une base de connaissance. Néanmoins, étant donné les contraintes de représentation des procès, ils devraient être complétés par d’autres mécanismes institutionnels tels que les commissions vérité.

Ces dernières offrent une perspective plus large. Conjointement avec les procès, elles peuvent alimenter des mémoires collectives qui délégitimeront la violence de masse et feront entrer les responsables de crimes de masse dans la mémoire collective en tant que criminels.


Traduction et collaboration éditoriale : Aurélie Louchart pour RFIEA.

Cet article a d’abord été publié sur le journal de RFIEA, Fellows n°50. Le réseau des quatre instituts d’études avancées a accueilli plus de 500 chercheurs du monde entier depuis 2007. Découvrez leurs productions sur le site Fellows.

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