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Quand un proche fait une crise de parano

Photo by frank mckenna on Unsplash

Il nous arrive à tous de faire, un jour ou l’autre, une crise de parano. D’être persuadé que tel collègue manœuvre, en douce, pour récupérer notre poste. Que tel ami, qui ne donne plus signe de vie, profite de ce silence pour dire du mal de nous aux autres, derrière notre dos. D’autre fois, ce sont nos proches que l’on regarde, impuissant, partir dans un délire qui peut aller très loin.

Cette dernière situation, la plus extrême, fait actuellement l'objet d'une campagne destinée à sensibiliser à la schizophrénie, diffusée en mai à la télévision et toujours présente sur les réseaux sociaux à l'initiative de la Fondation Pierre Deniker. Le spot baptisé « une autre réalité » met en scène un jeune homme touché par ce trouble psychique, attablé au restaurant avec sa petite amie. Persuadé que le serveur drague la jeune fille, il se les figure tout à coup en train de s'embrasser sous ses yeux.

Face à une personne interprétant la situation de manière totalement erronée, l'entourage a le réflexe de tenter de la ramener à la raison. Or il peut être plus efficace de chercher la solution au problème telle qu’elle le voit. Cette approche, iconoclaste dans le domaine de la santé mentale, est celle proposée par le modèle de Palo Alto. Un courant fondé dans la ville de Californie du même nom pendant les années 1950 par l’anthropologue et psychologue américain Gregory Bateson.

« Remets les pieds sur terre »

Ceux qui ont entendu une sœur, un fils, un mari, tenir des propos déconnectés de la réalité savent à quel point il est difficile de réagir de manière appropriée. Le réflexe est de contredire la personne et de chercher à la raisonner. « Non, les voisins ne te regardent pas de travers et ils ne mettent pas la musique à fond exprès pour te pousser à déménager, arrête ta parano, remets les pieds sur terre », lui intime-t-on.

Mais une des caractéristiques du délire est, précisément, de résister à la raison. Le risque est grand, alors, de rendre la personne plus soupçonneuse encore. De perdre définitivement sa confiance, et d’augmenter, ainsi, son sentiment de solitude et son angoisse.

Et si on prenait le problème autrement ? Si, dans une approche refusant la distinction habituelle entre idées normales et idées délirantes, on cherchait simplement à résoudre le problème tel qu’il est formulé par la personne ? En prenant pour comptant ce qui est la réalité pour ce proche, on peut avancer à ses côtés. Et trouver, avec lui, une solution qui apaise son inquiétude. Quitte à « entrer » dans son délire. À admettre, même, qu’il puisse entendre des voix ou voir quelqu’un là où il n’y a personne, ce qu’on nomme des hallucinations.

Une approche inspirée de l’école de Palo Alto

Dans notre équipe, nous pratiquons depuis une dizaine d’années la thérapie « brève et stratégique » en suivant rigoureusement les prémisses théoriques de l’école de Palo Alto. Désormais regroupés sous forme d’un réseau baptisé A 180°, nous nous sommes fait connaître au départ par notre approche originale du harcèlement scolaire, visant à donner à l’enfant harcelé les moyens de se défendre lui-même.

Notre domaine d’intervention, toutefois, est bien plus large. Nous sommes appelés à agir à la demande de médecins, pédiatres ou psychiatres, dans des structures hospitalières ou en suivi d’hospitalisation, dans nos cabinets. Il s’agit par exemple d’aider des patients à mieux vivre avec une douleur ou une maladie chronique amenant des difficultés relationnelles. Je rapporte de telles situations dans mon livre Médecine sans souffrance ajoutée (Enrick B Editions). Ce travail se poursuit notamment à l’hôpital Bicêtre (APHP), dans le Val-de-Marne, et au centre hospitalier du Vinatier à Bron, près de Lyon.

Une dimension théorique importante, pour les thérapeutes formés à l’école de Palo Alto, est la vision non normative portée sur les situations que vivent les patients. Nous portons un regard non pathologisant, considérant qu’il n’y a pas une seule manière d’être au monde. Aussi nous regardons les symptômes qualifiés d’idées délirantes, d’hallucinations ou plus généralement de manifestations psychiatriques, comme liés à un contexte donné et donc potentiellement temporaires.

Avec certains patients, nous trouvons une solution en quelques séances de thérapie. Il ne s’agit aucunement de nier la nécessité, avec d’autres, d’une hospitalisation en psychiatrie ou du recours à des médicaments. Dans un tel contexte, le mode d’intervention original proposé par le modèle de Palo Alto peut d’ailleurs amener la personne à prendre volontairement un traitement, ou lui éviter une rechute à la sortie de l’hôpital.

Retirez-moi les caméras !

Comme Madhi (son prénom et certains éléments de son histoire ont été changés pour préserver son anonymat), 43 ans, hospitalisé dans un service de psychiatrie dans une grande ville de province. La thérapeute travaillant avec le modèle de Palo Alto le reçoit en consultation. Madhi est très agité : depuis son opération de la vésicule biliaire, il sait qu’on lui a inséré des caméras et des micros dans le corps. C’est insoutenable et il réclame qu’on l’opère, en présence de sa famille (qui vit en Asie), afin de lui retirer ce matériel.

Le psychiatre et l’ensemble du personnel ont tenté d’expliquer à Madhi que ce n’est pas le cas, qu’il délire. Il a donc menacé de s’enlever lui-même tout cela à l’aide de couteaux et de fourchettes. Ce qui a eu pour effet immédiat de conforter le diagnostic de « symptomatologie délirante de persécution avec fort risque suicidaire ».

On lui répète aussi beaucoup de ne plus y penser, il reçoit des traitements divers, vit des périodes où on le met à l’isolement lorsqu’il est trop agité. « Au trou, quoi ! », comme il dit.

Madhi a terriblement peur car il dit être surveillé par François Hollande, (le président de l’époque), les services secrets (au passage, ses papiers ne sont pas très en règle…) et bien entendu, le psychiatre. Il essaie chaque jour de convaincre les soignants de l’existence de ces caméras et de la nécessité de les lui retirer chirurgicalement, sans succès.

La thérapeute propose à Madhi une solution alternative. Elle lui dit : « Mais c’est insoutenable, ce que vous vivez. On va les coincer et tenter de détruire les caméras de l’intérieur. Ce matériel a sûrement des failles : de tels objets doivent pouvoir être neutralisés par votre corps à l’aide de remèdes. Vous connaissez peut-être des remèdes naturels à base d’huiles essentielles, ou de plantes ? De mon côté, je vais me renseigner afin de trouver une potion à ingérer et peut-être un onguent pour les éléments qui sont en surface de la peau, comme le micro de la nuque. »

Une manœuvre stratégique intitulée la « conspiration du silence »

Elle lui demande aussi de ne plus en parler. Cette « conspiration du silence », comme s’intitule cette manœuvre en thérapie brève, a deux objectifs : d’une part, que le personnel soignant modifie sa perception du patient (« il semble plus apaisé, plus raisonnable ») et d’autre part, pour ce dernier, de réduire son angoisse : s’il arrête d’en parler, on arrêtera de lui expliquer qu’il a tort d’avoir peur, ce qui est générateur pour lui d’angoisses décuplées.

Une semaine après, Madhi et la thérapeute mettent en place un « protocole » très strict : prendre une gorgée d’un mélange (eau, citron, cannelle, huiles essentielles…) avant le petit déjeuner et même chose avant le repas du soir, puis sauter trois fois sur place afin que cela diffuse le produit dans tout le corps, vers les caméras de la gorge, du nombril et celles des flancs.

Pour celle de la nuque, qui disposait en plus d’un micro, ils décident d’un traitement local à base d’un onguent spécifique (même genre d’ingrédients, avec une crème) en application jusqu’à pénétration complète, pendant environ une minute. Enfin, la thérapeute demande à Madhi de rester à l’écoute d’éventuelles brûlures ou sensations désagréables, qui seraient la preuve d’une détérioration des caméras.

Une semaine plus tard, Madhi déclare enfin dormir, il n’a plus de cauchemars, se sent enfin seul sous la douche et dans son lit. Il s’est massé plus d’une minute au niveau de la nuque, ce qui a détruit le dispositif caméra-micro sous-cutané et il pense que les caméras sont pratiquement détruites, sauf une, peut-être, sur l’un des côtés du ventre.

Alors, la thérapeute et lui fabriquent ensemble une potion, moins concentrée cette fois, pour finir d’éliminer ce qui reste.

Quelques jours plus tard, Madhi confirme à la thérapeute que tout a été éliminé : « Mon corps a détruit toutes les caméras, je l’ai senti : j’ai eu des maux de ventre pendant deux jours. »

« Quel intérêt de continuer à le surveiller ? »

La thérapeute a vu Madhi en consultation seulement quatre fois. Il est finalement sorti de l’hôpital et rentré chez lui. La thérapeute et l’assistante sociale sont allées lui rendre visite à domicile. Il avait déjà mentionné le fait qu’il restait une caméra chez lui, ce qui l’ennuyait un peu. La thérapeute lui a alors dit qu’il serait peut-être moins suspect de la laisser. Les services secrets seraient bien obligés de constater le changement et ils enlèveraient la caméra d’eux-mêmes – quel intérêt de continuer à le surveiller ?

Madhi a convenu que c’était malin de les avoir à leur propre jeu. Il était calme et souriant, satisfait de cette idée. Il allait mieux, avait un nouveau travail et n’avait plus peur. La thérapeute et le personnel médical n’ont plus de nouvelles de lui depuis plusieurs mois, ce qui signifie a minima qu’il n’a pas eu de crises depuis.

Dans cette approche pour le moins peu conventionnelle, la thérapeute a procédé à ce que nous appelons un « 180 degrés ». Elle a repéré ce qui, dans les efforts du patient pour résoudre son problème, contribue à le renforcer. Et lui a proposé de faire… exactement l’inverse (à 180 degrés). Comme l’écrivait Paul Watzlawick, l’un des penseurs et thérapeutes de l’école de Palo Alto, « le problème, c’est la solution ». Autrement dit, c’est précisément ce que l’on essaie de faire qui maintient et aggrave le problème.

Dans le schéma interactionnel représentant la situation de Madhi, on observe que la souffrance de Madhi est enclenchée par la pensée d’avoir des caméras dans le corps et la peur associée. Puis la réponse pragmatique du personnel soignant – « les caméras n’existent pas, vous délirez » – aggrave la peur, car on lui dit qu’il n’a pas de raison d’avoir peur. Le psychiatre lui explique qu’il délire et que les médicaments vont l’aider. Ce qui augmente la peur et la méfiance de ce dernier… Et en avant pour un nouveau tour de roue dans le cercle vicieux du problème !

Afin de faire faire un virage à 180° à Madhi, qui réclame d’être opéré, la thérapeute lui dit en substance : « D’accord, vous avez des caméras à l’intérieur du corps et je vais vous aider à les retirer, parce que cela doit être horrible. »

Opérer un virage à 180 degrés

L’action de chercher une potion à avaler n’est qu’un stratagème parmi d’autres possibles. On aurait pu aussi proposer à Madhi, par exemple, de brouiller les signaux des caméras en appliquant un téléphone portable trois minutes sur chaque zone du corps. Dans la thérapie brève et stratégique, le thérapeute doit trouver en fin de séance le moyen que son patient opère un virage à 180 degrés, quelle que soit la forme de l’expérience proposée – que nous appelons une « tâche ».

En effet, les thérapeutes utilisant le modèle de Palo Alto constatent que c’est grâce à une expérience émotionnelle « correctrice » que le changement se produit chez le patient. Lorsqu’on a éprouvé quelque chose, tout change, pour toujours. Ainsi, Madhi a su se « débarrasser » de ses caméras. Quoi qu’il pense plus tard de cet épisode, il a éprouvé le fait qu’il peut s’en sortir et combattre ce qui lui faisait peur. C’est acquis.

Face à un proche en pleine crise de parano, l’entourage peut de la même façon – si ce n’est trouver une solution au problème tel que lui le pose – tenter au moins de suivre son point de vue. Une telle réaction amène généralement un soulagement et évite, dans tous les cas, d’aggraver la situation. Il s’agit de réussir à se défaire, un temps, de notre propre vision du monde et de la situation. Car au fond, en quoi est-ce un problème d’adopter, temporairement, celle d’un proche, même délirant ?

On parvient rarement à raisonner quelqu’un qui a peur, qui est en colère ou qui est triste. Si l’on tente de le faire, cela ne fait souvent qu’empirer son état. Avez-vous déjà essayé de remonter le moral d’une amie en lui disant que sa vie est plutôt agréable, que ses enfants vont bien, que son boulot est sympa et sa maison, si jolie ? Et qu’avez obtenu ? Quelqu’un qui pleure de plus belle et ajoute : « tu as raison, je suis nulle, je n’ai aucune raison d’aller mal ».

De la même manière, le plus apaisant pour une personne délirante est d’être comprise. Que quelqu’un, enfin, entende et croit à ce qu’elle dit ! Il est possible, sur cette base, de construire ensuite une histoire avec laquelle toute la famille peut vivre.

Une histoire acceptable n’est pas plus « fausse » qu’une autre

Une dernière étape qui scelle la thérapie et limite les rechutes, je crois, est en effet « d’expliquer » ce qui s’est passé au patient et à son entourage. Le travail du thérapeute consiste alors à « fabriquer » une logique à la survenue du problème. D’un point de vue constructiviste (approche de la connaissance qui repose sur l’idée que notre image de la réalité n’est pas la réalité) et puisque l’esprit fabrique toutes nos perceptions, la réalité ou la vérité n’ont strictement aucune importance. Une histoire acceptable par tous n’est pas plus « fausse » qu’une autre.

Dans le cas de Madhi, on pourrait très bien voir cette pensée d’intrusion de caméras dans son corps comme une métaphore de l’opération chirurgicale qu’il a subie, sur fond de peur panique qu’on lui reproche de ne pas être en règle avec la loi française. Présenter de cette manière à ses proches cet épisode d’hospitalisation en psychiatrie serait moins effrayant, et tout autant « vrai » que dire qu’il a traversé un « délire de persécution avec fort risque suicidaire ». Ce serait une manière beaucoup plus « écologique » pour lui et les siens de voir les choses, car totalement « psycho-dégradable ».

Ainsi, le modèle de Palo Alto offre des perspectives encore trop peu exploitées face aux problèmes de santé mentale, qu’ils soient courants ou plus sévères. Il peut aider les proches ainsi que les équipes soignantes, y compris dans des cas cliniques compliqués. Le psychiatre Richard Fisch et la psychologue Karin Schlanger, membres de l’institut Mental research institute (MRI) à Palo Alto, héritier de l’école d’origine, l’ont montré dans leur ouvrage publié en 2005, Traiter les cas difficiles (Editions Seuil).

Cette approche, au lieu de renvoyer à Madhi ou à d’autres, qu’ils sont « dans le déni » de leur problème ou même « fous », permet d’établir la relation sur un autre mode. Et de cet endroit, résoudre le problème, en respectant une « réalité » qui, au fond, est propre à chacun.

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