Menu Close

Quel est le coût d’une vie humaine ?

Bien que controversées et imparfaites, ces évaluations permettent d’éviter le côté irrationnel des décisions politiques. Shutterstock

La crise sanitaire n’a pas manqué de nous interpeller. En effet, rares, ont été, dans le passé, les situations qui nous ont permis d’observer aussi nettement les conséquences immédiates de décisions économiques sur des vies humaines.

Face à une pandémie, il y a deux manières de répondre : payer pour des vies ou payer avec des vies. Le choix revient, pour les sociétés occidentales, à une question d’aversion au risque. Combien de décès sont-elles prêtes à accepter ? La réaction du gouvernement français a été de stopper l’économie pour sauver les vies, « quoi qu’il en coûte » pour reprendre l’expression du président de la République Emmanuel Macron au début du confinement.

L’enjeu est donc de savoir dans quelle mesure la vie humaine peut être valorisée, en termes monétaires, afin de rendre possible des choix efficients. L’argument selon lequel « la santé n’a pas de prix » est pris en défaut. La réflexion doit donc mobiliser non seulement des motifs économiques, mais aussi des valeurs et des convictions de nature politique, éthique, religieuse.

Calcul coûts/avantages

Pour autant, jusqu’à quel point, la préservation de la vie humaine doit-elle rester le premier objectif des politiques économiques ? La première réaction est de considérer la question comme choquante. Tout d’abord, il serait impensable de mettre un prix sur une vie car ceci supposerait que l’être humain soit une marchandise. Ensuite, chaque vie étant sacrée dans la plupart des systèmes de croyances éthiques et religieuses, sa valeur serait donc infinie.

En fait, la vie humaine n’a pas un prix unique, mais des prix : prix de la vie sauvée dont il est question avec la crise sanitaire, prix de la mort accidentelle, prix de la vie collective… Parfois, un individu a même plus de valeur en étant mort qu’en étant vivant : rappelons que, selon un document de la Cour du comté de Los Angeles relatif à la succession de Michael Jackson, le patrimoine du chanteur avait généré un bénéfice brut supérieur à 1,7 milliard de dollars au 31 décembre 2018, soit 10 ans après sa mort !

Au plan microéconomique, il est possible d’établir le tarif d’une vie. C’est, par exemple, la rançon demandée lors d’un enlèvement. Au plan macroéconomique, ceci est plus difficile. Les autorités comparent alors les coûts et les avantages à partir d’une estimation : la « valeur statistique de la vie », qui est le rapport entre la somme d’argent que la société est prête à débourser pour protéger ses citoyens d’un risque et de la probabilité de survenance de ce risque.

Le patrimoine de Michael Jackson continue de fructifier, plus de 10 ans après sa mort. Prachaya Roekdeethaweesab/Shutterstock

Ainsi, en matière de sécurité routière, l’amende correspondant à l’interdiction de répondre au téléphone en conduisant est une décision explicite qui reflète un prix implicite de la sécurité et donc une valeur attachée à la vie. Il en va de même en matière de santé.

Mais, le prix d’une vie est-il le même pour chaque être humain ? Malgré les idéaux de justice, la réponse est « non ». Il dépend de nombreux critères, difficiles à mesurer. Le prix de la vie d’un individu ne peut, en effet, être réduit uniquement à sa durée d’existence.

Il convient de tenir compte notamment de l’ensemble des conditions matérielles, dans lesquelles il passe son existence, mais aussi de la valeur sentimentale reçue d’autrui, de l’âge de la personne…

Un monde de contraintes budgétaires

Or, ce prix n’est pas une norme internationale, mais celui d’un individu dans un contexte historico-spatio-temporel précis. Il serait alors peut-être judicieux de réfléchir à cette norme qui s’imposerait à tous, qui fixerait un prix de base, non négociable, de la vie humaine.

Cette valeur permettrait notamment de tenir pour responsable un État, une entreprise qui n’investirait pas suffisamment en matière de protection et de santé pour ses citoyens, ses salariés, ses consommateurs… Par ailleurs, en temps de paix, les choix d’un gouvernement sont toujours dictés par des contraintes budgétaires. Chaque dépense a, de ce fait, un coût d’opportunité.

Voilà pourquoi, même si elles sont controversées et imparfaites, les évaluations économiques du prix de la vie ont une utilité. Elles évitent le côté irrationnel des décisions politiques et permettent de mettre en perspective cette décision, voire son surcoût, avec d’autres usages possibles des fonds publics.

Les politiques de prévention routière, un indicateur implicite du prix accordé à la vie humaine. Markus Pfaff/Shutterstock

Toutefois, la valeur statistique de la vie humaine ne doit pas être une règle qui viendrait se substituer à la décision publique. Le dirigeant doit, à tout moment, pouvoir estimer légitime de s’écarter des conclusions auxquelles conduisent de tels calculs.

De surcroît, l’État est responsable de la sécurité sanitaire de ses citoyens et des intérêts économiques de la nation. La crise sanitaire actuelle nous éclaire somme toute sur l’avenir. Si nous accordons un prix à la vie humaine, nous devons alors agir en conséquence et préparer nos systèmes de santé et de protection sociale à de futurs évènements de ce genre.

En France, le choix de la santé

Les choix des autorités sont d’autant plus difficiles à opérer que les coûts économiques et financiers des mesures de confinement ont des répercussions sur l’avenir. Peuvent-ils choisir entre sauver des vies aujourd’hui et/ou obérer celle des générations futures ? Traditionnellement, les dirigeants politiques ont tendance à privilégier le temps présent. Jusqu’à quel point peuvent-ils le faire ? Désirent-ils ardemment protéger les citoyens du risque de mort ?

Enfin, dans un monde de contraintes budgétaires, l’ensemble des risques auxquels l’homme est confronté ne peut être totalement supprimé. Il y a donc inévitablement un niveau de risques au-delà duquel les dirigeants renoncent à investir des moyens supplémentaires pour renforcer la sécurité. Cette borne et les arbitrages qui lui sont associés doivent faire l’objet de vifs débats politiques, économiques, éthiques, voire religieux.

Comme beaucoup d’autres pays, la France a fait, en définitive, le choix de la santé aux dépens de l’économie. Selon une étude de l’École des hautes études en santé publique, le confinement aurait permis de sauver la vie de 60 000 Français.

La grande majorité des nations européennes semblent avoir adopté une position médiane qui varie selon les connaissances émergentes et leur contexte. Des régimes plus autoritaires ont sacrifié les libertés individuelles au salut collectif et à la stabilité politique. Au bilan, l’Histoire dira quels pays auront pris les décisions les plus conformes aux aspirations et aux intérêts de leurs peuples.


Cet article est tiré de l’Impact paper publié dans le livre blanc de l’ESCP intitulé « Managing a post-Covid19 Era » (mai 2020).

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 181,800 academics and researchers from 4,938 institutions.

Register now