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Quelle sortie de crise pour les chrétiens-démocrates en Allemagne ?

Annegret Kramp-Karrenbauer et Angela Merkel, le 10 février 2020 à Berlin. Odd Andersen/AFP

Annegret Kramp-Karrenbauer (« AKK ») vient de faire une annonce qui a résonné comme un coup de tonnerre : elle renonce à succéder à Angela Merkel à la chancellerie et remettra la présidence du Parti chrétien-démocrate (CDU), qu’elle occupe depuis seulement novembre 2018, à la disposition de son parti dès qu’un candidat au poste de chancelier aura été trouvé pour conduire la prochaine campagne électorale, officiellement prévue à l’automne 2021. AKK reste cependant ministre fédérale de la Défense. Cette décision est aussi complexe et ambivalente que toutes celles qu’AKK a prises ces derniers mois, sans jamais trouver la ligne politique claire qui lui aurait permis de rassembler son parti autour d’elle.

Il y a dans l’événement quelque chose qui rappelle le « dégagisme » qu’a connu la France au moment des primaires des Républicains en 2016 – à ceci près qu’en France ce sont les électeurs participant à ces primaires qui ont fait « dégager » des candidats dont ils ne voulaient plus tandis qu’en Allemagne ce sont les personnalités politiques qui « dégagent » d’elles-mêmes. En effet, la renonciation d’Annegret Kramp-Karrenbauer rappelle celle, pas si ancienne, d’Andrea Nahles, présidente du SPD d’avril 2018 à juin 2019, qui avait elle-même succédé à Martin Schulz, élu à la tête du SPD en janvier 2017. Officiellement, A. Nahles quittait la présidence de son parti à la suite du mauvais score réalisé par le SPD aux élections européennes ; en réalité, elle est partie parce qu’elle était en butte à des critiques internes croissantes et, surtout, ne parvenait pas à donner un nouvel élan à des sociaux-démocrates profondément divisés quant à l’opportunité de poursuivre la grande coalition formée début 2018 avec la CDU.

Dans le cas d’Annegret Kramp-Karrenbauer, il y a, de la même façon, le déclencheur et les raisons plus profondes d’un échec politique qui, inévitablement, fragilise la chancelière Merkel.

Le déclencheur : l’élection du ministre-président de Thuringe

Le 5 février avait lieu, au parlement régional d’Erfurt en Thuringe, l’élection du ministre-président, le chef du gouvernement régional. Bodo Ramelow, ministre-président sortant, avait gagné les élections régionales du 27 octobre 2019, son parti Die Linke (La Gauche) obtenant 31 % des voix contre 23,4 % au parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) et 21,7 % à la CDU ; mais son gouvernement avait perdu sa majorité, le SPD n’obtenant que 8,2 % des voix et les Verts stagnant à 5,2 %. En l’absence d’autre option, B. Ramelow souhaitait continuer à gouverner avec la même coalition réunissant autour de Die Linke le SPD et les Verts, à la tête d’un gouvernement minoritaire. Son objectif : être élu à la majorité relative au troisième tour de scrutin. L’entreprise comportait une inconnue puisque les partis d’opposition réunissaient ensemble 48 sièges sur 90 contre seulement 42 acquis à la coalition sortante.

Bodo Ramelow pendant l’élection du ministre-président de Thuringe, le 5 février 2020, au parlement du Land à Erfurt. Jens Schlueter/AFP

Au bout du compte, le 5 février dernier, c’est le candidat du FDP, Thomas Kemmerich, qui a été élu par 45 voix contre 44 à Bodo Ramelow. Cette issue n’était pas la plus vraisemblable ; elle ne pouvait pourtant pas être exclue. T. Kemmerich, dont le parti n’était entré au parlement d’Erfurt que d’extrême justesse, a été élu ministre-président avec les voix combinées de la CDU et de l’AfD, qui avaient donné la priorité au renversement du candidat de La Gauche – même si ces deux formations n’étaient pas en mesure, à elles deux, de former un gouvernement.

L’AfD de Björn Höcke – son leader régional particulièrement marqué à l’extrême droite raciste et nationaliste – avait habilement manœuvré pour faire voler en éclats le consensus existant jusqu’alors entre les partis traditionnels : ceux-ci acceptaient de se coaliser entre eux, mais excluaient de le faire avec les partis extrémistes tels que l’AfD (et, pour certains d’entre eux, La Gauche).

C’était la première fois en Allemagne qu’un ministre-président était élu avec les voix de l’extrême droite. Le scandale était complet, les protestations des partis politiques autres que l’AfD, ainsi que des médias et de la plus large partie de l’opinion publique, furent à l’avenant.

24 heures après son élection, T. Kemmerich annonçait sa démission, tout en restant en fonctions par intérim jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée pour élire un nouveau ministre-président.

C’est un peu aujourd’hui la foire aux propositions les plus insolites, mais ce qui importe pour notre propos, c’est qu’Annegret Kramp-Karrenbauer ne soit pas parvenue à convaincre la CDU de Thuringe d’accepter la tenue d’élections anticipées pour sortir de la crise, alors même que son leader régional, Mike Mohring, annonce qu’à la demande de son groupe parlementaire, mécontent de ses allées et venues entre l’AfD et La Gauche, il en abandonnera la direction en mai prochain. À noter que les fédérations régionales des partis disposent d’une large autonomie et que la centrale berlinoise ne peut rien imposer contre leur volonté. La CDU de Thuringe ne pouvait rien attendre de bon d’élections anticipées qu’elle risquait de perdre et se refusait à en accepter le principe malgré la proposition faite par T. Kemmerich. Un premier sondage d’opinion a confirmé que la coalition sortante les gagnerait et que la CDU s’effondrerait tandis que l’AfD ne progresserait pas.

Quoi qu’il en soit, le reproche a été fait à AKK de manquer une fois de plus d’autorité et d’avoir trop louvoyé sur la conduite à recommander aux députés chrétiens-démocrates de Thuringe lors de l’élection du ministre-président. Son analyse de la situation dans ce Land a été bureaucratique plus que politique : elle s’est pour l’essentiel contentée de rappeler la règle adoptée sur l’incompatibilité entre CDU et La Gauche ainsi qu’avec l’AfD, sans chercher à mieux comprendre les subtilités de la situation thuringeoise, par exemple en s’abstenant de voter contre Ramelow.

Björn Höcke (AfD, à droite sur la photo) félicite Thomas Kemmerich (FDP) pour son élection, le 5 février 2020 à Erfurt. Jens Schlueter/AFP

Une crise de confiance plus profonde

La crise en Thuringe pose la question de la relation des chrétiens-démocrates à l’extrême droite et donc de son repositionnement politique – souhaité ou redouté. Elle pose également la question de la fiabilité du Parti libéral, qui n’a pas su déjouer le piège tendu par l’AfD, Th. Kemmerich acceptant son élection et même les félicitations de l’AfD.

Angela Merkel a en son temps choisi « AKK » comme dauphine dans l’espoir de préserver sa ligne de centre/centre-gauche contre celle, jugée plus conservatrice, de son adversaire Friedrich Merz. La nouvelle patronne de la CDU n’a pas su recoller les morceaux. Il est vrai que l’aile conservatrice de son parti ne lui a pas facilité la tâche et qu’elle a perdu une bonne partie de sa crédibilité en accumulant les gaffes, immédiatement exploitées sur les réseaux sociaux.

Chef de l’opposition chrétienne-démocrate au Bundestag évincé par Angela Merkel en 2002, Friedrich Merz s’était reconverti dans le privé. Lors du congrès fédéral de la CDU à Hambourg les 7 et 8 décembre 2018, Annegret Kramp-Karrenbauer ne l’avait emporté qu’au second tour face à lui, avec 51,75 % des voix des délégués contre 48,25 %, le rapport de forces étant au premier tour de 450 voix contre 392 à F. Merz et 157 au troisième candidat Jens Spahn, aujourd’hui ministre fédéral de la Santé.

La recherche d’un nouveau candidat chrétien-démocrate à la chancellerie tourne de ce fait inévitablement autour de Friedrich Merz et Jens Spahn, mais aussi de l’actuel ministre-président du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie, Armin Laschet, qui dirige dans son Land une coalition avec le FDP et peut surtout compter sur la plus importante fédération chrétienne-démocrate régionale d’Allemagne. Daniel Günther, ministre-président du Schleswig-Holstein, à la tête d’un gouvernement de coalition avec les Verts et le FDP, est également cité parmi les prétendants, mais n’a pas la faveur des pronostics. L’actuel ministre-président de la Bavière et président de la CSU, Markus Söder, a pour sa part rejeté la proposition d’être candidat à la chancellerie.

Friedrich Merz cultive aujourd’hui une prudente réserve tout en affirmant qu’il souhaite s’engager davantage au service de son parti. Depuis 2019, il est vice-président du Conseil économique de la CDU, ce qui en fait un porte-parole écouté des milieux d’affaires allemands. Président depuis 2016 du conseil de surveillance de la branche allemande de Black Rock, le plus important gestionnaire de patrimoine au monde, il vient d’abandonner cette fonction pour avoir les coudées plus franches sur la scène politique. Il semble qu’on s’achemine vers un duel Merz/Laschet, Jens Spahn (39 ans) étant jugé encore un peu jeune. Selon de premiers sondages, l’opinion publique allemande tablerait à 40 % sur la victoire de F. Merz. Celle-ci représenterait un désaveu pour Angela Merkel. Il reste que l’accession à la tête de la CDU de Merz ou de Laschet ne révolutionnera pas foncièrement la CDU ; elle infléchirait seulement son orientation dans un sens plus conservateur (si Merz l’emporte) ou plus centriste (si c’est Laschet).

Friedrich Merz (en haut à gauche), Markus Soeder (en haut à droite), Armin Laschet (en bas à droite) et Jens Spahn (en bas à gauche). Montage créé le 10 février 2020. Patrik Stollarz, Christof Stache, John MacDougall, Tobias Schwarz/AFP

Quel sort pour Angela Merkel ?

De nombreux observateurs allemands et étrangers s’inquiètent de l’impact que cette crise peut avoir sur la stabilité de la grande coalition en place à Berlin. Le SPD, par la voix d’Olaf Scholz, ministre des Finances et vice-chancelier, table sur son maintien et réduit la question à une affaire interne à la CDU – tout comme la CDU-CSU l’a fait quand le SPD a connu la même situation de crise après la démission de ses fonctions de présidente par Andrea Nahles en juin 2019.

Lors des primaires sociales-démocrates consécutives au départ d’Andrea Nahles, Saskia Askens et Norbert Walter-Borjans, qui se partagent la présidence du SPD depuis décembre dernier, s’étaient montrés hostiles à la poursuite de la grande coalition. Ils ont depuis fait changer leur fusil d’épaule et se gardent, du moins pour l’instant, de trop se découvrir.

Il semble pourtant peu probable que l’élection à la tête de la CDU d’un nouveau président, qui sera en même temps son candidat à la chancellerie lors des élections fédérales à venir, n’ait pas d’influence sur l’avenir de cette grande coalition si mal aimée. Tout simplement parce qu’on peut difficilement envisager que cette personne, auréolée de l’influence que lui donnera cette double fonction, conduite par la nécessité d’affirmer sa différence et d’apparaître comme une alternative crédible – ce que Annegret Kramp-Karrenbauer n’est manifestement pas parvenue à faire – n’entre pas tôt ou tard en conflit avec la chancelière. Vu son tempérament et sa personnalité, il est fort possible qu’Angela Merkel se retire alors avant qu’il ne soit trop tard, provoquant alors sans doute la tenue d’élections fédérales anticipées…

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