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Pieter Bruegel, l'Ancien, Jeux d'Enfants, 1560, Kunsthistoriches Museum, Vienna, inv. no. GG 1017

Quels enjeux pour l’analyse des activités ?

1. Qu’est-ce que l’analyse des activités ?

L’analyse des activités est une opération mentale/discursive qui a pour produit spécifique l’énoncé de relations entre les différentes composantes de ce qu’un sujet considère être son activité.

Elle prend de multiples formes : analyse des pratiques, analyse ou retour d’expérience, analyse du travail, écriture sur le travail, réflexion, etc.

Les concepts utilisés pour l’analyse des activités apparaissent souvent, soit comme dépendants des catégories sociales en usage dans la conduite de l’action, soit comme impliquant des définitions de l’activité qui se révèlent différentes selon les écoles de chercheurs.

L’intention du « Vocabulaire d’analyse des activités » est de proposer une approche transversale à intention scientifique des catégories ordinaires en usage dans l’approche de l’action. Sa construction tend à s’inscrire en référence à plusieurs enjeux scientifiques, professionnels, sociaux.

2. Un enjeu de formation professionnelle supérieure

Lorsque les formations professionnelles abordent les questions de l’action, elles prennent souvent un double caractère :

  • Le plus souvent elles recourent à des énoncés prescriptifs : elles indiquent ce qu’il convient de faire, notamment du point de vue des organisations ou des corps professionnels, davantage qu’elles ne présentent des faits ou des savoirs sur les faits. Il s’agit en réalité de cultures professionnelles.

  • Elles sont organisées en dominante selon une logique d’étapes.

Au contact des réalités des activités professionnelles réelles, on fait rapidement un double constat :

  • Ce qui est agi dépasse singulièrement ce qui est prescrit. Le travail réel diffère du travail prescrit, et même quelquefois s’effectue contre lui.

  • Sauf lorsqu’on est en présence d’enjeux de sécurité, ce qui est réalisé s’inscrit davantage dans une logique de fonctions, relativement indépendantes de l’organisation temporelle, que dans une logique d’étapes successives. Comme l’indique Suchman (Plans and Situated Action, Cambridge University Press, 1987), le plan est moins ce qui « s’applique » dans l’action qu’une ressource pour l’action.

Ce double constat peut conduire à voir dans l’analyse par les praticiens eux-mêmes de leurs propres pratiques une voie d’accès, même indirecte, à leur travail réel ; et par suite à l’introduire comme un outil important dans les cursus de formation/professionnalisation.

3. Un enjeu de recherche

Dans la logique, d’inspiration humboldtienne, d’une conception de l’université produisant des savoirs de haut niveau et diffusant les savoirs qu’elle produit, les lieux de formation professionnelle supérieure se révèlent aujourd’hui soumis à une obligation sociale de développement de recherches académiques. Cette pression s’exerce aussi bien en université classique (filières professionnelles) que hors de l’université (hautes écoles, écoles d’ingénieurs par exemple).

Cette pression n’est pas sans contradiction : ces lieux sont soumis tout à la fois à une logique de professionnalisation et à une logique d’académisation.

Un second constat s’impose alors : l’organisation du travail académique en disciplines traditionnelles et même nouvelles (sciences correspondant à des champs de pratiques) pose un problème. Au mieux, l’organisation en disciplines peut apporter une pluri-disciplinarité, c’est-à-dire des lectures juxtaposées continuant à privilégiant l’objet des disciplines au détriment du champ des pratiques visés.

Il apparaît dès lors important de ne pas continuer de définir les concepts selon leur acception disciplinaire, mais de proposer une approche transversale, une organisation conceptuelle d’ensemble utilisable de façon cohérente entre les champs de pratiques et en rendant compte.

4. Un enjeu sémantique : l’articulation du langage à intention scientifique et du langage à intention d’optimisation de l’action

Le plus souvent même dans le langage de recherche, la signification donnée au vocabulaire de l’action est celle du sens courant : c’est par exemple le cas de l’utilisation peu précise sinon polysémique des mots savoir, connaissance, capacité, et même compétence. Les mots utilisés ont en fait des fonctions différentes : selon les cas une fonction de mobilisation (donner envie de faire) ou contraire une fonction de compréhension (identification, analyse, interprétation). Cette différence n’est pas maîtrisée par les locuteurs.

Le développement de recherches à propos ou sur l’action peut paraître imposer une claire distinction, ou plutôt une articulation entre les deux langages et proposer des définitions à intention scientifique des définitions à intention/fonction sociale. A cette condition, les catégories sociales ne fonctionnent plus comme des passagers en quelque sorte clandestins du discours à intention scientifique.

Travailler sur un Vocabulaire d’analyse des activités peut être l’occasion de penser les conceptualisations ordinaires (sous- titre de l’ouvrage), ce qui traduit un double choix :

  • considérer le langage ordinaire comme porteur de conceptualisations (et ne pas le réserver au langage savant)

  • ne pas utiliser ces conceptualisations en usage sans en rendre compte. Ne pas être instrument de ses instruments.

5. Un enjeu anthropologique : ne pas séparer l’approche des sujets de l’approche des comportements ou des activités

Dans les sciences humaines on constate fréquemment un clivage entre démarches cliniques, centrées sur les subjectivités individuelles et/ou collectives, et démarches se référant à l’objectivité, centrées sur les activités ou les comportements.

Or agir sur soi ou agir sur autrui suppose toujours d’agir sur une activité. Dans la tradition constructiviste par exemple, il n’est pas possible de distinguer ce que les sujets font et ce qu’ils se font en faisant. Constructions des activités et constructions des sujets par et dans les activités sont des constructions conjointes.

Il peut apparaître important dans un Vocabulaire d’analyse des activités de proposer des définitions porteuses de ce double enjeu de sens comme le concept d’expérience qui désigne à la fois ce qui arrive à une activité et ce qui arrive à un sujet en activité. Il en va de même du concept d’habitude d’activité, ou du concept de représentation de soi comme sujet agissant.

6. Un enjeu épistémologique : le statut de la production de savoir sur l’activité

Deux questions se posent notamment au sujet du processus de production de savoirs :

  • Les moyens mobilisés : l’édifice des sciences repose sur le repérage d’invariants dans le fonctionnement du monde, censés favoriser ensuite l’intervention humaine sur le monde.

  • La confusion éventuelle entre objet du savoir et outil pour approcher cet objet. On constate par exemple des processus de naturalisation des construits de la recherche et, dans le même ordre d’idées, de confusions entre activités analysées et analyses des activités. Or l’analyse de l’activité est une autre activité que l’activité qu’elle prend pour objet.

Pour répondre à ces questions, il peut sembler important d’introduire deux outils épistémologiques :

  • La notion de configuration, définie comme arrangement singulier de formes régulières, ce qui permet de penser la production de savoirs sur le singulier, le conjoncturel, le situé

  • La distinction entre objet à penser, entité du monde existant en dehors des actes de pensée et objet de pensée, entité produite et mobilisée par les activités de pensée.

7. Enjeu social : la question de la place des différents sujets/acteurs au sein des activités et au sein des analyses des activités

Pendant longtemps l’analyse des activités a été considérée comme une activité savante, par exemple au sein de la psychologie du travail des années 50 et 60, pour définir des référentiels de formation professionnelle.

Les différents courants d’analyse de l’activité actuels (Barbier, Durand, 2017) sont beaucoup plus sensibles à l’analyse et à la production de savoirs sur l’activité par ceux-là même qui y sont engagés. Se révèle en fait une poly-fonctionnalité de l’analyse des activités, à la fois processus mental et processus discursif, transformation des sujets concernés et transformation de leurs actions. Les rapports entre sujets au sein des activités et au sein des analyses des activités se croisent et se transforment conjointement. C’est le cas aussi de la recherche biographique.

La recherche sur les activités peut ainsi avoir un aspect de contribution à une fonction de transformation sociale, du fait de la mobilité, du cinétisme de ces rapports entre sujets. Pour désigner cette fonction de partage et de mobilité de ces rôles et fonctions, on peut parler, comme le faisait l’anthropologue du cinéma Jean Rouch d’anthropologie partagée.


L’ouvrage « Vocabulaire d’analyse des activités : penser les conceptualisations ordinaires », Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2017. Le 9 novembre, Jean‑Marie Barbier a reçu pour cet ouvrage le prix Irena Lepalczyk de l’Association scientifique de Lodz.
Voir aussi : Barbier J.-M., Durand M. (2017) dir. Encyclopédie d’analyse des activités, Paris, PUF, Formation et Pratiques Professionnelles.

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