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Qu’est-ce qu’un mouvement social populiste ? Comprendre les « gilets jaunes »

Scène d'un samedi à Paris, le 5 janvier 2018. Abdul Abeissa / AFP

Les protestations actuelles en France sont un exemple de mouvement social populiste. Ce phénomène est rare, mais l’usage péjoratif du mot populisme nous empêche de le comprendre. Il ne doit être confondu ni avec la démagogie, ni avec le nationalisme. Qu’est-ce donc le populisme et peut-on lui résister ?

Qu’est-ce que le populisme ?

Le populisme est une idéologie qui simplifie la politique en la réduisant à un antagonisme de nature morale. Elle consiste, d’une part, à affirmer la valeur des gens simples, qui représenteraient selon les populistes, la majorité écrasante. Et, d’autre part, cette idéologie met en scène un rapport antagoniste entre la « majorité », par définition bonne, et une « minorité », qui par définition ne l’est pas. La politique est alors réduite à un combat perdu d’avance.

Pour les spécialistes de ce courant, l’antagonisme que le populisme met en scène est celui qui oppose le « peuple » aux « élites ». Dans leur Brève introduction au populisme, Cass Mudde et Cristobal Kaltwasser définissent le populisme comme :

« une idéologie peu substantielle qui considère que la société se divise en deux camps homogènes et antagonistes, le « peuple pur » et « l’élite corrompue » et qui affirme que la politique devrait être l’expression de la volonté générale du peuple. »

Cependant, l’antagonisme peut viser d’autres minorités que les élites. Ainsi, les formes que revêt le populisme varient selon les débats nationaux et les sensibilités politiques. Par exemple, pour une sensibilité de gauche, il peut s’agir de s’opposer aux « riches », à la finance globalisée, à la « classe politique », au « néolibéralisme » européen, etc. Pour une sensibilité de droite, on peut vouloir en finir avec les « fraudeurs » de l’État-providence, les taxes de l’État-providence (le « ras-le-bol fiscal ») ou avec les « étrangers ».

Aux États-Unis, le mouvement « Occupy Wall Street » de 2011 est un exemple de mouvement populiste de gauche, où mille personnes ont prétendu représenter « les 99 % » contre « le capitalisme financier » de Wall Street. À droite, le Tea Party est un exemple de populisme fiscal qui s’est opposé à Barack Obama en 2008.

En règle générale, le populisme est une idéologie mobilisée par un leader charismatique en vue des élections. Se prétendant le seul défenseur des intérêts du « peuple », il vise à gagner le maximum de voix pour prendre le pouvoir. Il est plus rare qu’un mouvement social prétende représenter « le peuple », comme le mouvement Occupy aux États-Unis ou les « gilets jaunes », en France.

Le populisme est une menace pour la démocratie. La volonté de faire entendre la « volonté du peuple » est au cœur de cette idéologie. Mais le populisme conçoit le « peuple » comme homogène, parlant d’une seule voix. Dès lors, ceux qui expriment des avis différents, nuancés ou contestent les leaders sont vite perçus comme des ennemis ou des traîtres et sont exclus.

Le populisme est donc un anti-pluralisme, comme l’a montré Jan-Werner Müller dans son livre Qu’est-ce que le populisme ?. Il est à l’opposé du débat démocratique qui vit du pluralisme des valeurs et de la multiplicité des façons de voir le monde.

Pourquoi il est difficile de s’opposer au populisme

Si l’on y réfléchit un peu, l’idée que « le peuple » est toujours bon est dénuée de sens. Mais pourquoi personne n’ose l’affronter ?

L’un des phénomènes les mieux connus en psychologie sociale est l’irrésistible tendance à se conformer au groupe. Les premières expériences ont été menées dans les années 1950 par Solomon Asch. Elles ont montré que lorsque dans un groupe, l’on affirme haut et fort qu’un objet plus grand serait en réalité plus petit, l’individu préfère corriger sa perception, au mépris de ce qu’il voit, plutôt que contredire la majorité. Seule une petite minorité, que Asch appelle les indépendants, résiste à la pression du groupe.

L’une des explications est la peur d’être exclu du groupe. Elle nous semble si insupportable que nous sommes prêts à soutenir des contre-vérités ou à prendre des habitudes absurdes. Cette vidéo hilarante l’illustre bien.

On devine désormais à quoi sert « le peuple » dans les discours politiques. Comme il est si difficile de résister à un petit groupe, on ne tentera pas de résister à un très grand groupe, qui est, en plus, réputé bon par définition. Brandir « la volonté du peuple » est, pour le populiste, le plus sûr moyen de vous convaincre. Quel qu’en soit le sujet, vous ne lui résisterez pas.

D’ailleurs, le soutien que l’opinion publique accorde aux gilets jaunes le montre bien. Aucun mouvement n’a bénéficié d’un soutien aussi fort et aussi durable. En 2016, le mouvement Nuit Débout avait initialement 60 % d’opinions favorables. Mais deux mois plus tard, un Français sur deux le qualifiait de « violent ». Or, ce mouvement, doté d’objectifs clairs, n’était pas populiste. Malgré son refus de se structurer, il ne prétendait pas représenter « le peuple ».

Aujourd’hui, l’opinion soutient le mouvement actuel malgré les violences commises en gilet jaune. Bon nombre de personnes par ailleurs perspicaces insistent qu’il ne s’agit pas de « vrais gilets jaunes », oubliant qu’il a suffi d’enfiler un gilet pour être « le peuple ». Au lieu de conclure que le peuple ne parle jamais d’une seule voix, on tente ainsi de sauver l’idée qu’il est toujours bon. C’est le cœur du populisme.

Comment l’idéologie de l’antagonisme nous contamine

Le populiste nous apprend que le peuple est toujours bon, mais mise davantage sur l’antagonisme. En présentant le « peuple » comme en colère, en lutte ou menant un combat, il nous force à entrer en conflit. Pourquoi personne n’ose-t-il rester neutre ou continuer à réfléchir ?

Notre goût pour l’antagonisme s’explique, d’une part, par notre biais en faveur de la négativité : à intensité égale, les évènements négatifs ont plus d’effet sur nous que les évènements positifs. Les médias l’ont très bien compris et nous présentent beaucoup plus d’informations sur les crimes, le terrorisme et les catastrophes que sur les réussites, les actions généreuses ou les découvertes scientifiques. En politique, le biais de la négativité est connu depuis les années 1970 : une récession influence davantage le vote qu’une amélioration économique de la même magnitude.

A Paris, le 5 janvier 2018. Abdul Abeissa / AFP

D’autre part, l’antagonisme se transmet par un phénomène de contagion. Dans l’épisode des gilets jaunes, les formateurs d’opinion sont devenus des agents de contagion émotionnelle. Pendant plusieurs semaines, journalistes et politiques ont expliqué l’action des protestataires par des émotions : colère, ras-le-bol, souffrance, détresse. Au point que les manifestants décrivaient eux-mêmes leurs revendications à l’aide de ces émotions et le souhait de les « faire entendre ».

Dans la vie réelle, la durée moyenne de la colère ne dépasse pas 24 heures et la rumination la prolonge moins, selon certaines études, que d’autres types d’émotions (comme, par exemple, la tristesse). A l’occasion de la crise des gilets jaunes, personne ne se demande si c’est bien de la colère que ressentent les manifestants. Par un consensus tacite, cette émotion – qu’on s’empresse habituellement de vouloir apaiser (et pour ceux qui y voient un péché capital, de bannir) – est devenue une vertu.

Quand seul le peuple peut exprimer dans la durée sa colère en public, le populisme a déjà un peu gagné la partie.

Quatre astuces pour éviter le populisme

Les recherches sur la conformité au groupe ont commencé après la Seconde Guerre mondiale : il fallait comprendre comment des gens ordinaires, dotés d’un sens moral, avaient cédé au nazisme. Les résultats de ces recherches montrent que résister à l’influence sociale est extrêmement difficile.

La conscience de cette difficulté devrait pousser les journalistes et les politiques à élaborer des règles et s’y accrocher, tel Ulysse, pour résister aux sirènes du populisme. Voici quelques exemples :

  • ne pas reprendre à son compte le vocabulaire populiste : dans une démocratie, l’opinion publique est plurielle et fluctuante, loin du clivage présenté entre le « peuple » et les « élites » ;

  • ne pas répondre aux thématiques populistes : la répétition rend les thématiques populistes disponibles dans la mémoire des électeurs qui auront tendance à en surestimer l’importance. Cette stratégie conduit à perdre des électeurs, non à en gagner ;

  • fixer des quotas d’informations positives dans les médias pour éviter le biais de la négativité : tout comme la parité a rendu les assemblées exclusivement masculines étranges, les quotas finiront par rendre bizarres les journaux remplis de catastrophes ;

  • fixer des objectifs de diversité de contenu pour éviter la contagion d’une seule thématique : la diversité thématique peut être suivie sous forme d’épisodes et la complexité peut être rendue attractive.

A la fin d’un mouvement social long, la responsabilité des médias pourrait consister à montrer comment la vie peut reprendre son cours. Après des semaines passées sur les ronds-points et les réseaux sociaux, un processus similaire à l’addiction s’est enclenché. Fly Rider, l’un des leaders des protestataires, l’a dit :

« Beaucoup de gens dans ce mouvement sont prêts à perdre la vie. »

Les commentateurs, abreuvés à l’antagonisme, y ont vu seulement la menace d’un soulèvement armé. Mais une lecture par les émotions inviterait aussi à comprendre que plus le mouvement se prolonge, plus le retour à la maison sera douloureux.

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