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Rachat de la Fox par Disney : les motivations stratégiques d’un méga-deal

Un film de Disney au Fox Cinemaland d'Anaheim, Californie,1974. Orange County Archives / Flickr, CC BY

« Times and conditions change so rapidly that we must keep our aim constantly focused on the future » – Walter Elias Disney

Rêveur et visionnaire, Walt Disney l’était assurément. Mais, avait-il seulement imaginé que le groupe de divertissement qu’il avait fondé avec son frère aîné, Roy Oliver, pourrait non seulement leur survivre, mais croître suffisamment pour se trouver un jour en mesure d’absorber l’une des plus importantes majors hollywoodiennes ?

C’est pourtant ce qui est en passe de se produire alors que, plus de 50 ans après la disparition de son plus illustre fondateur, The Walt Disney Company s’apprête à acquérir la Fox. L’annonce du deal est intervenue en décembre 2017 et vient tout juste d’être confirmée par Peter Rice, le PDG de la Fox, avec l’été 2019 comme ligne d’horizon.

Au-delà des objectifs financiers qui sous-tendent le projet d’acquisition (si le deal de 52,4 Md$ + 13,7 Md$ de rachat de dettes venait à être validé par les autorités antitrust, cela en ferait le 13ᵉ plus important de la décennie), ce sont les objectifs stratégiques derrière l’opération qui méritent d’être analysés. Ils éclairent les transformations à l’œuvre dans l’industrie des médias, propices à des jeux de proies et de prédateurs à grande échelle.

Une proie enviable, mais affaiblie

La proie, en l’espèce, est un mastodonte. Avec son siècle d’existence (si on remonte à la création de Fox Film en 1915) et des coffres débordant de succès cinématographiques planétaires, la Fox est indiscutablement l’un des fleurons d’Hollywood.

Le logo mythique. Logoprof/VisualHunt, CC BY-ND

Mais un fleuron qui vacille encore des conséquences du scandale « News of the world ». Cette sombre histoire d’écoutes téléphoniques qui éclata en 2010, valut au magnat des médias Rupert Murdoch, CEO de NewsCorp (alors maison mère de la Fox depuis son rachat en 1985), de devoir s’expliquer devant une commission parlementaire.

La déflagration fut de telle ampleur qu’elle fut à l’origine de la scission entre NewsCorp et la Fox intervenue en 2013 pour protéger les activités (et l’image) de cette dernière.

Et si celle qu’il convient désormais de nommer 21st Century Fox est toujours à la tête d’actifs stratégiques enviables (un catalogue de licences pharaonique ; ses activités de production TV, ses parts dans EndemolShine et le réseau Sky), elle doit également composer avec ses « activités dilemmes » et ses « poids morts ».

Pour synthétiser, les premières regroupent :

  • ses parts minoritaires dans la plateforme de streaming Hulu (30 %) qui accuse un retard certain vis-à-vis de Netflix ;

  • le studio d’animation Blue Sky qui peine à trouver une licence capable de suppléer l’Âge de Glace ;

  • ses licences d’exploitation Marvel (parmi lesquelles X-Men ou Les 4 Fantastiques), toujours lucratives, mais qui ont perdu de leur intérêt depuis que Disney a acquis la maison-mère en 2009 (nous y reviendrons). Même les activités cinématographiques pourraient entrer dans cette catégorie, tant le marché s’avère plus intensif en capital, cyclique et menacé que jamais par les changements dans les préférences et usages des consommateurs.

Les secondes, quant à elles, regroupent les chaînes TV thématiques, autrement dit le network FOX, qui subit de plein fouet le recul constant de la consommation de TV live et la préférence pour les offres de streaming relativement aux offres câblées.

Bref, depuis le début des années 2010, et comme tant de groupes historiques de média et d’Entertainment, la Fox est plongée dans un abîme d’incertitude stratégique.

Un prédateur insatiable

Prédateur, le groupe fondé par Walter et Roy Disney ne l’a pas toujours été. C’est même l’inverse qui a prévalu pendant toute la période durant laquelle les frères ont assuré la gouvernance de l’entreprise (1923-1971).

Statue de Walt Disney et son personnage fétiche (Buena Vista Street, Disney California Adventure). HarshLight on VisualHunt, CC BY

Durant ce demi-siècle, la croissance interne est le maître mot, y compris lorsqu’il s’est agi de financer des opérations de diversification aussi stratégiques que les longs métrages d’animation (1937), les films en prises de vue réelles (1950), la distribution de films (1953) ou les parcs à thèmes (1955).

Cette dernière diversification témoigne d’ailleurs parfaitement de cette volonté farouche de tout internaliser puisqu’elle s’est accompagnée de la création d’une division ad-hoc – la bien-nommée Walt Disney Imagineering – avec pour mission d’imaginer et créer les attractions et environnements à destination des offres de loisirs du groupe.

La période de flottement – tant artistique que stratégique – qui suivit la disparition des frères Disney et la direction de Card Walker faillit sonner le glas du groupe en tant qu’entité indépendante quand le fond piloté par Saul Steinberg lança son OPA en 1984.

Il serait d’ailleurs injuste de qualifier les années de présidence Walker de période d’immobilisme dans la mesure où quelques chantiers majeurs de diversification y furent menés, parmi lesquels la TV payante avec Disney Channel (1983), la création de Touchstone Pictures pour promouvoir des films plus matures (1984) ou, la même année, l’ouverture du 1er parc Disney hors USA, à Tokyo (qui plus est, un parc opéré par un tiers exploitant sous licence Disney).

Mais, si les années de présidence Walker ne furent pas à frapper du sceau de l’immobilisme, ce sont davantage les orientations stratégiques ou l’inadéquation des modalités de croissance avec les besoins de l’époque en termes de rapidité et de déploiement mondialisé qui sont de nature à interpeler le stratégiste. L’offensive de Steinberg n’était qu’un coup de semonce : pour réveiller la Belle endormie, le groupe Disney devait urgemment changer de dimension.

Michael D. Eisner Building et Disney Legends Plaza. Castles, Capes et Clones/VisualHunt, CC BY-ND

Faire de celle qu’il conviendrait désormais d’appeler The Walt Disney Company (TWDC) un empire mondial de l’Entertainment « trop gros pour échouer », c’est précisément qui a été entrepris par Michael Eisner (1984-2005) et accentué sous la présidence de Robert Iger (depuis lors).

Exit la croissance organique – lente et incertaine – place à la croissance externe tous azimuts, quitte pour cela à bousculer la culture de l’entreprise comme jamais auparavant.

Le montant des acquisitions les plus emblématiques réalisées sur les 15 dernières années donnent le tournis :

  • 19 M$ pour Miramax (la société fondée par Harvey Weinstein fut intégrée en 1993 et revendue en 2010 pour 663 M$) ;

  • 19 Md$ pour le network ABC, et notamment les chaînes sportives ESPN (1996) ;

  • 5,3 Md$ pour subtiliser les chaînes du bouquet Fox Family Worldwide à NewsCorp (2001) ;

  • 7,4 Md$ pour transformer le contrat d’exclusivité de distribution liant le groupe à Pixar en achat définitif (2006) ;

  • 4,3 Md$ et 4,1 Md$ respectivement déboursés pour acquérir Marvel (2009) et LucasFilm (2012) ;

  • et enfin 2,6 Md$ pour s’arroger 75 % de l’entreprise technologique BamTech (2016).

Au-delà des sommes engagées, c’est surtout la remarquable cohérence stratégique des acquisitions réalisées qu’il convient de souligner.

À travers ces offensives, TWDC a systématiquement cherché à enrichir son portefeuille de ressources et compétences, qu’il s’agisse de nouveaux personnages à exploiter sous licence (alors que les personnages les plus emblématiques créés par Walt Disney auraient déjà dû tomber dans le domaine public sans plusieurs renégociations de la durée légale de leurs copyrights avec les autorités US), ou de nouveaux vecteurs de valorisation qu’il s’agisse de médias (TV, cinéma, streaming, musique, etc.), de lieux de divertissement (parcs d’attractions, croisières) ou de merchandising/licensing.

Car s’il est bien une chose qui n’a pas varié d’un iota depuis la création du groupe il y a près d’un siècle, c’est bien le schéma directeur de son business model synthétisé par Walt Disney lui-même en 1957 (consultable dans un article de Todd Zenger publié dans la Harvard Business Review) : articuler toutes les cellules de l’entreprise autour d’un noyau central de création de contenus exclusifs.

Bill Gates est peut-être à l’origine de l’adage « Content is King » popularisé en 1996 au moyen d’un article de blog devenu célèbre, force est de constater que Walt Disney l’avait théorisé – et mis en application – bien plus tôt !

Souvenirs de la grandeur passée : le Fabulous Fox Theatre, de Saint Louis, ouvert en 1929. Philip Leara/Flickr

Le projet de rachat de la Fox s’inscrit pleinement dans cette démarche stratégique, tout en la dépassant à certains égards.

Pour bien analyser les raisons poussant TWDC à réaliser ce qui serait la plus importante acquisition de son histoire, il convient d’élaborer un scénario analytique en trois actes.

Premier acte : comment les actifs de la Fox s’intégreraient au sein de la galaxie Disney ?

Au regard du schéma stratégique directeur exposé plus haut, il n’étonnera personne que le formidable catalogue de licences dont dispose la Fox est au centre des intérêts de TWDC. Des licences qui vivent sur tous les formats et écrans – des blockbusters cinématographiques (Avatar, Die Hard, Alien, etc.), jusqu’aux séries et émissions TV (The X-Files, Les Simpsons, Fargo, Danse avec les stars, MasterChef, etc.) – et qui peuvent facilement être déclinés dans les parcs à thèmes ou en merchandising.

Les autres actifs de la Fox convoités par Disney concernent d’ailleurs ses capacités de production (studios et équipes créatives) et ses réseaux de diffusion Star et Sky, car si les contenus sont rois, la distribution est reine.

Deuxième acte : En quoi les actifs de la Fox valoriseraient Disney tout en affaiblissant la concurrence ?

  • D’abord, en confiant la réalisation des FX et des bandes-son des films produits par la Fox à ses propres filiales (notamment les fameuses divisions Lucasfilm, Industrial Light and Magic et Skywalker Sound). De quoi garnir les carnets de commande, occasionner de la facturation interne, mais aussi imaginer réserver ces labels de qualité aux productions du groupe.

  • Ensuite, en complétant le catalogue Marvel des licences dont l’exploitation avait été cédée à des tiers avant son acquisition par Disney en 2009. Ainsi, non seulement TWDC renforce son Marvel Cinematic Universe de personnages indispensables (notamment, les X-Men), mais force aussi Universal – qui a construit tout une partie de son offre de parcs à thèmes sur des attractions sous licence Marvel – à lui verser des royalties.

Aux termes du contrat conclu entre Marvel et Universal en 1994 concédant l’exploitation exclusive et « à perpétuité » de ses licences pour tout parc d’attractions US situé à l’est du Mississippi, TWDC n’est pas certes pas en mesure d’exiger d’Universal qu’il en cesse l’exploitation, mais pourrait engager des stratégies d’augmentation des coûts du rival en imposant à Universal, par exemple, un certain niveau d’excellence pour ne pas altérer l’image de qualité d’un produit Disney.

TWDC pourrait aussi envisager d’inonder tous ses parcs à thèmes dans le monde (hors Disney World, situé à l’est du Mississippi) d’attractions Marvel pour casser l’unicité du produit Universal, et en réduire d’autant la valeur.

Suivant cette logique, il n’est ainsi guère étonnant que le récent projet d’extension de DisneyLand Paris inclue… un Marvel Land.

  • Enfin, et surtout, en accélérant fortement sur le streaming. Pour épouser les nouvelles tendances de consommation, TWDC a besoin d’une plateforme de streaming propriétaire puissante. En dépit des 30 % que le groupe détient dans Hulu, des rumeurs persistantes fin 2016 faisaient état d’un fort intérêt de Disney pour Netflix.

Que ces rumeurs aient été fondées ou non, les faits intervenus depuis plaident en faveur d’une offensive de grande ampleur de la part de TWDC qui a, coup sur coup, acquis les compétences technologiques de BamTech, notamment en matière d’algorithmique de recommandation (et commencé à les appliquer à son offre sportive ESPN), et annoncé le non-renouvellement de son contrat de diffusion avec Netflix à l’issue de la période courant jusqu’à 2019.

Mais pour affaiblir davantage celui qui sera désormais un concurrent plus qu’un distributeur, il convient de lui opposer une offre alternative crédible. C’est là qu’intervient le rachat de la Fox et, à travers lui, la main basse que fait la TWDC sur l’ensemble du catalogue de la major hollywoodienne. De quoi alimenter sa plateforme en contenus tout en affaiblissant les offres tierces.

Le site Hulu (en 2009). Bill Strain/Flickr, CC BY

Reste à établir le rôle que pourrait jouer Hulu dont Disney possèdera 60 % du capital à l’issue de l’opération, mais il y a fort à parier qu’elle deviendra une plateforme d’appoint pour segmenter le contenu par public affinitaire.

Troisième acte : en quoi l’offensive de TWDC sur la Fox serait, en fait, un redoutable blitz défensif ?

Poussé par la révolution numérique et les difficultés à rentabiliser l’activité, le monde des médias n’en finit plus de se concentrer.

Et si le périmètre de la TWDC s’est certes considérablement étoffé ces dernières années, le groupe reste paradoxalement une « cible accessible ».

D’une part, parce qu’à 100$ l’action, sa capitalisation avoisine les 150 Md$, soit un niveau insuffisant pour la prémunir de toute tentative d’OPA hostile en provenance d’un acheteur disposant de moyens (très) importants.

L’ombre des GAFA plane en effet, alors que ces derniers montrent un appétit grandissant pour les créateurs et leurs licences, et Disney se souvient probablement encore de cette folle rumeur de 2014 qui prédisait son acquisition imminente par Apple.

D’autre part, parce que dans ce vaste mouvement de convergence et de digitalisation, Disney et la Fox font figure d’ultimes majors hollywoodiennes qui ne soient pas encore adossées à des géants des Telcos (Universal et Warner Bros l’étant respectivement à Comcast et AT&T).

Ainsi décrypté, le deal entre TWDC et la Fox revêt à la fois les caractéristiques de la grande manœuvre offensive, destinée à revaloriser ses actifs et à pousser des stratégies de conquête de parts de marché, et du blitz défensif visant à bloquer les salves adverses, les 66,1 Md$ déboursés par Disney apparaissant aussi comme le prix de l’indépendance stratégique de l’entreprise.

Et tandis que nous méditons sur cet authentique coup de maître digne des moines Shaolin, nous nous rappelons – non sans un brin de facétie – de la clairvoyance teintée de malice des scénaristes des Simpsons qui avaient prédit le rachat de la Fox par Disney… il y a déjà 20 ans de cela.

Disney Simpsons Fox display…

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