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Radicalisation et désengagement : les leçons de la « décennie noire » en Algérie

A Alger, le 6 décembre 2017, lors de la visite du Président Macron. Ludovic Marin/AFP

« Vive l’État islamique ! », « L’islam est la solution », « La charia est notre Constitution » : ces slogans que l’on pourrait aisément prêter aux cadres de Daech ont été scandés dès les années 1990 dans les places, les rues ou les stades algériens.

Dans un paysage arabo-musulman souvent traité sur un mode monolithique, on oublie que l’Algérie a connu une trajectoire très singulière dans son rapport à la violence djihadiste. Les statistiques relatives aux combattants étrangers de Daech tendent à refléter cette particularité : si le Maghreb a été une zone de recrutement particulièrement prolifique pour l’État islamique, l’enrôlement des Algériens a été pour ainsi dire quasi-insignifiant du point de vue numérique.

Les données du Soufan Group indiquent ainsi que plus de 5 000 Tunisiens et 2 000 Marocains auraient rejoint Daech. Géographiquement située entre ces deux pays, l’Algérie aurait, selon certaines estimations, fourni moins de 150 soldats à l’Organisation de l’État islamique.

Plusieurs facteurs expliquent cette particularité sociologique. Pour nombre de chercheurs, l’Algérie a d’une certaine manière engendré et expérimenté son propre Daech. Précisons, à ce titre, que si le rôle des services de sécurité algériens dans la radicalisation de ces groupes est avéré, le degré et l’étendue de la manipulation est en revanche sujet à débats entre les spécialistes. Quoi qu’il en soit, les niveaux de violence atteints par les Groupes islamiques armés (GIA) durant « la décennie noire » (1990-2000) sont, par de nombreux aspects, très comparables aux pratiques sanguinaires des djihadistes du Cham.

Viols, décapitations, opérations kamikazes ont été le lot quasi quotidien de la société algérienne des années 1990. Ce traumatisme expérimenté une génération après celui de la guerre de Libération nationale (1954-1962) a profondément marqué et déchiré les familles – qu’elles aient été sympathisantes des courants islamistes ou du côté des forces de sécurité.

Le fantasme commun de la purification du corps social

Comme Daech, les Groupes islamiques armés se sont empressés d’imposer une vision manichéenne du monde, ne laissant aucune alternative aux citoyens sinon celle d’être « avec » ou « contre » eux. Les deux entités se rejoignent également dans leur fantasme de purification du corps social. Le premier objectif des GIA à été d’éliminer physiquement les étrangers, les expatriés et les intellectuels au sens le plus large (journalistes, écrivains, universitaires..), tandis que Daech a été plus loin, condamnant et éliminant toute personne ne s’inscrivant pas dans son orthodoxie religieuse, en particulier les populations chiites.

Ce regard comparatif reflète également une forme d’échec du politique. De manière limpide en Algérie, suite à la confiscation par le pouvoir de la victoire du Front islamique du salut (FIS) aux élections législatives de 1991, et de manière plus diffuse ou indirecte chez les combattants de Daech. Une large part de ces derniers provenait des territoires les plus relégués de leur société d’origine et ont été fascinés par l’utopie politico-religieuse du projet califal.

Les statistiques de l’Unité de coordination de lutte antiterroriste (Uclat) sont, à cet égard, très instructives : parmi les 265 djihadistes français morts jusqu’en septembre 2017 dans les régions syro-irakiennes, près de 55 % de provenaient de zones urbaines reléguées et conjuguaient des difficultés sociales protéiformes (échec d’intégration, antécédents judiciaires).

Des types de recrutement différenciés

Mais ces deux mouvances présentent également de nombreuses divergences. L’une des plus frappantes concerne la sociologie ainsi que la nature des motivations des recrues. Le djihad algérien des années 1990 s’était cantonné à un recrutement de combattants nationaux essentiellement composé de hittistes, ces « teneurs de murs » désœuvrés et déclassés des grandes agglomérations.

À l’inverse, avec près d’une centaine de nationalités, le vivier de recrutement de Daech a eu un caractère éminemment globalisé. Ce dernier forme une mosaïque sociologique beaucoup plus complexe et hétérogène, agrégeant des jeunes hommes et femmes, attirés certes par le projet d’une société musulmane idéale mais également par des motifs aussi divers que la quête d’adrénaline, le désir d’escapisme, d’héroïsation ou encore de réparation (inceste, viols…)

Les carburants de la radicalisation en Algérie

Une autre distinction réside dans le mode de propagation des idées djihadistes. En Algérie, la radicalisation de la jeunesse s’est principalement réalisée à l’ombre des mosquées, seules véritables espaces d’expression et de contestation en dehors des radars étatiques. C’est à l’intérieur de ces espaces que se sont cristallisés et développés des discours de rupture véhiculant l’idée d’une altérité irrémédiable entre le « eux » et le « nous ».

Ces discours se sont fondés sur la forte bipolarisation qui caractérise la société algérienne post-coloniale, les masses populaires arabophones contre des élites politiques francophones inamovibles depuis l’indépendance. Les islamistes algériens n’ont jamais manqué de pointer cette fracture identitaire et certaines contradictions de la junte au pouvoir qui prônait une arabisation à tout-va du pays mais qui prenait toujours soin d’envoyer ses enfants étudier à Paris, Londres ou Genève.

Défilé des vétérans de la guerre d’Indépendance, le 5 juillet 2017, à Alger. Ryad Kramdi/AFP

Le sentiment de hogra (mépris) et la généralisation de la rechoua (corruption) ont été les carburants de cette radicalisation. La décennie noire a également été alimentée par l’expérience des moudjahidins afghans. Ces combattants algériens partis combattre l’envahisseur soviétique avec le soutien logistique des Américains durant la décennie 1980 ont souvent constitué le noyau dur des GIA.

Daech, une diffusion horizontale

En France, les mosquées n’ont pas été des espaces majeures de radicalisation et nombre de recherches tendent même à illustrer une forte déconnexion de ces jeunes vis-à-vis des instances de socialisation à caractère islamique (militantisme, associations islamiques, etc.).

Beaucoup de djihadistes avaient une pratique religieuse très limitée. Ce constat d’une faible orthopraxie religieuse (au moins avant leur départ sur zones de combat) semble encore plus vrai si l’on se focalise sur les parcours de vie des djihadistes passés à l’action violente sur le territoire national (frères Abdeslam, frères Kouachi…).

Les idées djihadistes se sont déployées de manière horizontale via des espaces de rencontre et de socialisation extrêmement variés (Internet, prisons, halls d’immeubles, clubs de sport..). Ceci a eu pour effet de diluer le phénomène sur l’ensemble du corps social, le rendant par là même difficilement détectable par les services de renseignement.

De plus, l’État islamique a fait du cyberjihadisme un élément majeur de sa stratégie d’action, prenant soin d’enrober nombre ses exactions d’une esthétique hollywoodienne particulièrement en phase avec la web culture des jeunes générations.

Encore embryonnaire dans le Maghreb des années 1990, Internet n’a pas été un vecteur de séduction ou de communication stratégique pour les islamistes algériens. Les cassettes audio ont, néanmoins, pu contribuer à la propagande du projet califal.

Comment l’Algérie a combattu et réinséré les islamistes

L’expérience de l’Algérie apporte également quelques éclairages sur la déradicalisation et le débat sur la « bombe à retardement » que représenterait le retour des djihadistes français. Le terme de désengagement serait d’ailleurs plus adéquat pour rendre compte de l’approche privilégiée par ce pays.

Celui-ci s’est appuyé sur une double stratégie à la fois répressive et inclusive, mixant une politique d’éradication des islamistes violents avec des dispositifs de réinsertion sociale pour ceux n’ayant pas commis de crimes de sang (assassinat, meurtre..) et de viols.

Hassan Hattab, l’ancien chef islamiste « retourné » par les services algériens. Wikimedia

En effet, la loi sur la Concorde civile, adoptée le 8 juillet 1999, par référendum prévoyait l’abandon des poursuites judiciaires contre les islamistes qui déposeraient les armes, non coupables de crimes de sang, de viols et d’attentats à l’explosif dans les lieux publics. Cette initiative aurait permis de désengager plus de 6 000 islamistes des maquis algériens.

Par ailleurs, les autorités locales n’ont pas hésité à coopérer avec d’anciens djihadistes dans leur stratégie de lutte contre le terrorisme. Ainsi, l’ex- membre du GIA et fondateur du GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat), Hassan Hattab, a été coopté par les services de sécurité dans le but de déjouer des actions terroristes.

Cette politique de réinsertion sociale et professionnelle, facilitée en grande partie par la hausse exceptionnelle des cours du brut du début des années 2000, semble – au moins à court terme – avoir porté ses fruits. Bien que la salafisation de la société soit une réalité régulièrement déplorée par les intellectuels algériens, le niveau de la violence à l’intérieur du pays a considérablement diminué.

La société renferme néanmoins des zones de tension latente entre la population majoritaire et ces ex-jihadistes bénéficiaires des généreuses politiques de réinsertion (licences de commerces, crédits bancaires..). De plus, l’impasse politique dans lequel se trouve le pays menace sa stabilité, et d’aucuns prédisent que la dégradation de la conjoncture économique pourrait être l’étincelle qui mettra fin à ce fragile statu quo.

En France, une approche sécuritaire et répressive

En France, les centaines de combattants de retour des zones syro-irakiennes ont été répartis dans plusieurs établissements pénitentiaires. Contrairement à d’autres pays qui capitalisent sur l’expérience d’anciens djihadistes désengagés (Grande-Bretagne) ou qui investissent massivement sur la réinsertion sociale (Danemark), l’approche française est essentiellement sécuritaire et répressive. Influencé par une opinion publique encore traumatisée par la vague d’attentats commis sur le territoire national, le débat est surtout focalisé sur le degré de dangerosité de ces acteurs.

Pourtant, il va de soi que la plupart de ces « revenants » finiront par sortir de prison et leur expérience derrière les murs aura une incidence certaine sur leur parcours post-carcéral. Aussi un traitement purement punitif sans possibilité de prise de conscience et de réinsertion sociale pour ces jeunes pourrait se révéler contre-productif pour l’ensemble de la société. L’absence de perspective ne ferait que sacraliser un peu plus la haine et attiser la pulsion de mort qui habite une partie de ces jeunes.

L’expérience algérienne est, à cet égard, très éclairante et semble accréditer la possibilité d’un désengagement massif d’acteurs demeurant potentiellement radicaux du point de vue idéologique, mais qui renoncent à l’usage de l’action violente contre leur société.

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