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Radicalisation : expliquer, comprendre, excuser… et clarifier ?

La MSH Lorraine initie un cycle de conférences « Comprendre, expliquer, excuser ? », coorganisé avec l’université de Lorraine et The Conversation France, en partenariat avec plusieurs laboratoires en sciences humaines et sociales. L’article qui suit est une contribution s’inscrivant dans ce cadre.

« Comment raisonner, face aux soldats de la démence
La peur nous fera prisonnier des ennemis de la clémence »
Kery James, « Vivre ou mourir » ensemble (janvier 2016)

Les propos tenus par Manuel Valls en novembre 2015 puis en janvier 2016 à l’encontre des sciences sociales, accusées d’excuser sous couvert d’expliquer la violence terroriste, ont fait réagir de nombreux chercheurs notamment parmi les sociologues, premiers visés.

Outre qu’il oppose un obscurantisme à un autre, le rejet des explications sociologiques vient en appui à des réponses prioritairement répressives dont l’efficacité n’est pour le moins pas avérée, quand la connaissance des causes pourrait contribuer à mobiliser des moyens d’action sur des leviers fondamentaux de la radicalisation djihadiste.

Comme l’a montré Bernard Lahire, cela fait plusieurs décennies que des responsables politiques de gauche comme de droite reprochent à la sociologie une prétendue « culture de l’excuse », alors que la question du jugement donc celle de l’excuse n’ont pas de rapport avec celle de l’explication.

Expliquer ou comprendre

Expliquer n’est pas comprendre, et la distinction entre les deux notions est classique en philosophie. L’explication mobilise des causes quand la compréhension parle en termes de raisons. L’explication offerte par la sociologie vise à mettre au jour les déterminismes à l’œuvre, autrement dit les chaînes causales qui permettent, à partir des contextes économique, social et familial, des rencontres et des appartenances, de tracer les trajectoires individuelles. D’autres types d’explications peuvent contribuer à dessiner ces trajectoires, qu’elles empruntent à la démographie, à la psychologie voire à l’éthologie ou aux neurosciences.

L’explication n’épuise pas le sujet parce qu’elle n’offre qu’un point de vue externe, en troisième personne, sur les trajectoires individuelles. Il manque alors la signification de ces trajectoires pour le sujet lui-même, le point de vue en première personne, mais aussi leur signification pour tels ou tels groupe social ou communauté. La compréhension vise à saisir les raisons, les motivations et les buts qui peuvent être d’ordre idéologique, politique ou éthique, de l’ordre des croyances et de la culture du sujet. Une action n’est pas seulement déterminée par des causes, et la comprendre exige d’y trouver du sens.

Il semble ainsi y avoir un affrontement un peu vain, car reposant sur le même clivage, à propos des origines du terrorisme islamiste, entre les tenants de l’islamisation de la radicalité (comme Olivier Roy) et ceux de la radicalisation de l’islam (comme Gilles Kepel).

Au fond les uns et les autres ne parlent pas le même langage, les premiers privilégiant l’explication et les seconds la compréhension, même s’ils parlent du même phénomène. Les deux approches sont irréductibles l’une à l’autre quoique possiblement complémentaires. En articulant plutôt qu’en opposant raisons et causes, l’appréhension sociologique des trajectoires individuelles met parfois en œuvre une forme de « dialectique » de la compréhension et de l’explication, pour reprendre les termes de Paul Ricœur. Une perspective qui suppose de rompre avec toute tentation réductionniste.

Expliquer ou excuser

Prétendre qu’expliquer c’est excuser comme l’a fait Manuel Valls relève d’une confusion conceptuelle plus grande encore que celle entre expliquer et comprendre. En effet, on n’a plus ici simplement affaire à des récits qui relèvent de sphères distinctes, mais à deux modes de discours parfaitement divergents : la description d’une part, l’évaluation d’autre part. C’est le clivage, également classique en philosophie, entre faits et valeurs. Il n’y a aucune raison a priori qui impliquerait qu’expliquer, c’est-à-dire décrire les causes d’un acte comme un attentat, conduise à évaluer, à juger, et peut-être finalement à excuser l’acte et son auteur.

Cette implication ne pourrait tenir, à la limite, que si l’explication prétendait être totalement déterministe, ne laissant aucun jeu à l’autodétermination du sujet. Mais il semble qu’aucun chercheur en sciences humaines et sociales ne prétende que les déterminations qu’il mobilise dans ses explications ne constituent un tel déterminisme. Et quand bien même cela serait le cas, un sujet totalement déterminé dans son comportement ne serait pas pour autant automatiquement irresponsable : s’il doit y avoir une évaluation, c’est celle des actes incluant les raisons, les intentions et les motifs du sujet, et non celle du seul résultat de ses actes.

Comprendre ou excuser

Il y a de la compréhension à l’excuse une proximité plus grande qu’avec l’explication. Avec la compréhension comme avec le jugement, on est en effet au cœur de modes de discours normatifs. Il ne s’agit pas de décrire des faits ou des comportements mais d’éclairer et d’interroger le réel à l’aide de normes rationnelles pour la compréhension, ou à l’aide de critères juridiques, éthiques ou politiques pour le jugement.

Rendre raison d’un acte, c’est y trouver des raisons et par là lui trouver une rationalité. C’est parfois imputer cette rationalité à son auteur, d’autres fois à ses commanditaires. C’est parfois se mettre à la place de son auteur ou de ses commanditaires pour saisir la motivation, les raisons, le cheminement subjectif qui y ont conduit.

Cette compréhension qui passe par l’empathie n’entraîne pas pour autant la sympathie. On peut reconstituer la trajectoire subjective du commandant d’Auschwitz, comme l’a fait admirablement Robert Merle dans La Mort est mon métier_ (1952), sans pour autant adhérer à ses valeurs. Saisir les raisons d’un acte n’interdit pas de les évaluer ni de juger l’acte. Quand un raciste attaque des Noirs, des Juifs ou des musulmans parce qu’il estime qu’ils sont « de race inférieure », ou qu’un intégriste assassine des badauds parce qu’il pense que ce sont des « mécréants », on peut comprendre, c’est-à-dire saisir les raisons des actes qui sont commis. Mais on peut aussi les juger et les rejeter comme politiquement ou éthiquement inacceptables. Comprendre en ce sens, ce n’est pas non plus excuser.

Il y a urgence à clarifier !

Parce que les sciences sociales ont été vivement attaquées et malmenées ces derniers temps, l’heure est venue de clarifier les positions et les enjeux. C’est l’objet du cycle de conférences « Comprendre, expliquer, excuser ? » organisé par la Maison des Sciences de l’Homme Lorraine, avec le soutien de l’université de Lorraine et de The Conversation France, d’octobre 2016 à juin 2017.

Après les premières réactions via des tribunes parues dans plusieurs quotidiens nationaux, il importe en effet que les chercheurs en sciences humaines et sociales, mais aussi dans d’autres disciplines (histoires, sciences juridiques…) confrontent les analyses et points de vue dans le cadre qui est le leur, celui de l’Université et des institutions de recherche académiques.

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