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Recherche : comités d’éthique, le risque d’une « bureaucratie de la vertu » ?

En sciences humaines et sociales, les protocoles d'expérience font l'objet de plus en plus de préoccupations éthiques. Shutterstock

Ces dernières années, les comités d’éthique se sont renforcés dans le paysage français de la recherche. Objectif affiché par ces instances : s’assurer en amont qu’une étude ou une expérience ne portera pas préjudice aux personnes qui y participent.

Dans le monde anglo-saxon, si ces comités (ou Institutional Review Boards, IRB) se sont depuis longtemps imposés en sciences humaines et sociales (SHS), ils soulèvent un certain nombre de critiques, notamment des chercheurs privilégiant les enquêtes de terrain et autres méthodes qualitatives.

Il convient donc de s’interroger sur cette tendance : s’agit-il d’accroître la vigilance éthique des chercheurs en SHS lors de leurs interventions ? Ou cela peut-il cacher une certaine forme de censure ? Mime-t-on les pratiques anglo-saxonnes issues de la recherche biomédicale ? Ou entend-on préserver les institutions de coûteuses poursuites légales et de risques réputationnels ? Garantir l’accès, au niveau international, à certains partenariats ou publications qui ont inscrit le blanc-seing d’un comité d’éthique dans leurs procédures de financement et/ou d’acceptation ?

Depuis 2016, les prescriptions qui se multiplient en France – et nourrissent les travaux des comités d’éthique – sont généralement guidées par les motifs les plus nobles. Qui ne serait pas d’accord pour dire qu’une recherche ne doit en aucun cas nuire aux sujets observés ou questionnés, qu’il faut fréquemment les anonymiser, qu’il est scandaleux de falsifier des résultats, de plagier ou encore de révéler des secrets industriels ? En revanche, la manière dont ces principes sont appliqués pose question.

Origines historiques

Dans les années 1960, trois expériences (et leurs scandales associés) marquent le début des préoccupations éthiques en SHS. Les plus célèbres sont celle de Milgram, sur la soumission à l’autorité, et celle de Zimbardo, dite également « de Stanford », basée sur une mise en scène dans une fausse prison (fortement contestée aujourd’hui).

Il y eut également les travaux moins connus de Laud Humphreys qui allât secrètement observer les rencontres homosexuelles dans les toilettes publiques… et releva les plaques d’immatriculation pour pouvoir retrouver les sujets et observer leur vie « normale » !

Ces scandales amèneront les associations académiques à produire des codes de déontologie, et les institutions à former les premiers comités d’éthique, les fameux IRB anglo-saxons. Leur généralisation donnera lieu à une réflexion plus globale publiée en 1979 dans le « Rapport Belmont » qui établit les principes maintenant canoniques du respect de la personne, de la bienfaisance envers les sujets et de la justice dans le processus de sélection.

Ce rapport pose alors les bases de deux principes clés :

  • le consentement libre et éclairé

  • le calcul bénéfices/risques de la recherche

Ces principes seront entérinés par la « Common Rule » qui institutionnalise la logique de conformité et les IRB.

En France, l’histoire des comités d’éthique commence en 1983 avec la création du Comité consultatif national d’ethique qui a pour mission de rendre des « Avis sur les problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche ». Vient ensuite la Loi Huriet en 1988 imposant la création de Comités consultatifs de protection des personnes dans la recherche biomédicale.

En 2004, ces comités deviendront, dans une logique d’harmonisation des systèmes européens, des CPP (Comités de protection des personnes). Un point est essentiel dans cette évolution : les comités sont dits confirmés et non plus consultatifs, c’est-à-dire qu’ils sont contraignants.

Enfin, en 2012, la Loi Jardé impose à toutes les recherches impliquant des personnes de devoir passer devant un CPP. Le décret d’application est publié en 2016, ce qui explique les changements organisationnels et institutionnels importants en matière de comités d’éthique de la recherche ces dernières années.

Protocoles inadaptés

Pour nos collègues anglo-saxons qui subissent depuis longtemps les IRB et autres research ethics committees, l’approbation a priori d’un protocole détaillé présente le risque d’entraver la recherche de terrain en SHS.

Si l’expérimentation, en psychologie par exemple, se prête bien à la construction d’un tel protocole, celui-ci interdit l’exploration, la recherche-action, l’observation participante ou de type ethnographique… des approches qui s’accommodent mal de ces exigences.

En effet, avant tout accès au terrain, il s’agirait de soumettre la question de recherche, la définition de l’échantillon et des questions. De plus, recueillir le consentement libre et éclairé de chacun des participants n’est possible que si le chercheur vérifie des hypothèses déjà structurées, et cela dans certains contextes.

Or, pour beaucoup en SHS, le design de la recherche se construit « chemin faisant ». L’observation des cultures et des stratégies d’acteurs implique de se fondre dans le décor alors que toute observation « couverte » devient difficile à mener. Ainsi, ce type de protocole, individualisant des « sujets » se prête mal à l’identification de phénomènes collectifs. Par ailleurs, les exigences en termes de RGDP (règlement général sur la protection des données) complexifient le travail du chercheur.

Eric Gagnon (2010) identifie trois principales logiques sous-jacentes qui posent question dans la forme que prennent peu à peu ces comités d’éthique en France :

  • la bureaucratisation (c’est-à-dire appliquer mécaniquement des règles et des normes)

  • le soupçon (imposer une mécanique de contrôle)

  • la judiciarisation (par le caractère trop administratif de ce contrôle)

S’ils adoptent une approche trop rigide, les comités d’éthique de la recherche risquent d’avoir en fait un effet contre-productif : ils pourraient inhiber, voire détruire, l’éthique dont ils sont censés être garants.

Pistes d’évolution

Face à ces risques, les chercheurs en sciences sociales se doivent d’être vigilants et actifs pour approfondir le questionnement éthique de leurs travaux autant que pour refuser « la bureaucratisation de la vertu » (Jacob & Riles, 2007).

Quatre voies semblent s’offrir à eux :

  • se soumettre et privilégier une compétition qui n’assure pas la qualité de leur production

  • contourner les règles

  • coopérer pour faire évoluer les pratiques des institutions de promotion de l’éthique (en termes de formation, de débats, de processus d’approbation et de sanctions) afin de les adapter aux SHS

  • faire exempter les SHS de modes de régulation importés des sciences biomédicales.

Eric Gagnon (2010) en vient à la conclusion que « le temps me semble venu de faire évoluer les comités d’éthique d’un rôle d’examinateur et d’arbitre vers un rôle d’animation et de discussion ».

Comment faire ? Plutôt que des formulaires standardisés et autres checklists, Martin Tolich et Maureen Fitzgerald (2006) proposent que les comités d’éthique se concentrent sur quatre questions ouvertes :

  • Quel est le projet de recherche ?

  • D’après le chercheur, quels sont les problématiques éthiques posées par ce projet ?

  • Comment le chercheur se propose-t-il de les résoudre ?

  • Quelles sont les alternatives prévues au cas où le projet de recherche viendrait à changer après sa validation et son lancement ?

Dans tous les cas, ces problématiques sont considérées par la plupart des experts comme pleinement liées à l’ensemble du système de la recherche. L’invitation est donc faite aux SHS de les analyser et d’y apporter des solutions de manière globale. C’est ce qu’ont commencé à initier de nombreuses institutions par exemple la Société française de management (SFM) dans une table ronde que nous avons organisée, et retranscrite dans Le libellio d’Aegis (pp. 45-53).

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