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Johnny Hallyday en concert en mai 2014. Mathieu Thouvenin/Flickr, CC BY-NC-ND

Reconnaissance des cultures populaires : comment Johnny a gagné une manche

Tandis qu'une exposition consacrée à l'icône du rock s'apprête à ouvrir ses portes à Paris, nous remettons en avant cet article publié au moment de sa disparition, le 6 décembre 2017, il y a 6 ans.


Concours de tristes circonstances : lundi 4 décembre, le mail que je reçois à 10h22 a pour objet « Johnny », une journaliste de The Conversation me propose d’écrire un article sur Johnny dans la veine de mes précédents. J’y réfléchis, trop lourd, trop compliqué me dis-je immédiatement, je préfère disposer d’une base ethnographique conséquente pour cet article, mais j’y réfléchis quand même !

Mardi 5 décembre, en conférence à Metz, sûrement influencé par ce mail, en présence de nombreux spécialistes de l’histoire de l’art, je présente mes travaux sur les pratiques culturelles et je prends comme exemple Johnny, exposant en substance que d’un point de vue pragmatiste, si l’on se dégage des hiérarchies artistiques légitimes, on peut mettre sur le même plan une œuvre d’histoire de l’art et écouter Johnny.

Je poursuis en soulignant que si l’on considère les pratiques culturelles comme une action collective dont le fondement est l’expérience esthétique, on peut tout à fait comparer le fait d’écouter Johnny et celui d’écouter Mozart. L’essentiel est alors ce que l’auditeur dit ressentir, et Johnny provoque cette émotion pour son public.

Malgré la teneur sociologique de mes propos, dans la salle, l’objectivité n’est plus de mise. Les raclements de gorges se mêlent aux regards mi-condescendants, mi-amusés, et nombre d’entre eux se font méprisants.

Mercredi 6 décembre, Johnny est mort.

Dès 7h30 ce matin, je n’en peux plus : c’était prévisible, les médias en font (beaucoup) trop. J’éteins la radio. Le combat pour la reconnaissance des cultures populaires et de leur pleine légitimité n’est pas fini, mais je me dis que Johnny a gagné une manche. Je pense à Nicolas Demorand que j’écoutais, je me demande s’il écoutait Johnny, j’ai des doutes, je me trompe peut-être.

Néanmoins, les pratiques culturelles et les goûts esthétiques sont indexés sur les milieux sociaux, et dans les milieux intellectuels, universitaires, journalistiques, Johnny génère – au mieux – une condescendance amusée. Je n’ai jamais entendu personne dire sérieusement, « J’aime Johnny », à part Fabrice Lucchini. Dans ces milieux, on peut aimer le rock’n’roll, mais pas n’importe lequel. Johnny, on l’aime bien, mais l’écouterait-on sans culpabilité ? Il faut plutôt convoquer une bonne excuse ou une bonne dose de snobisme cynique.

Plus souvent d’ailleurs, il sert d’étalon à la moquerie, dans de nombreuses circonstances, il permet de définir les « beaufs », les prolos. Pourtant, pour peu que l’on soit issu d’un milieu modeste, il n’est pas rare que l’on ait un fan de Johnny dans la famille, celui dont on se moque quand il est absent, celui a qui on parle un peu gêné quand il est présent, surtout s’il a des tatouages de son idole. Comment peut-il prendre cette musique au sérieux ? écouter « ça », ai-je déjà entendu…

Francois Lelay, un fan de Johnny Hallyday, chez lui à Eysines, France. Nicolas Tucat/AFP

Tout le monde aime Johnny

Je pense néanmoins que Johnny a gagné une manche. Aujourd’hui en effet, de même que dans les milieux populaires on ne peut pas avouer en public que l’on n’aime pas un grand artiste (Picasso, Proust, Mozart) il est difficile – toutes origines sociales confondues – de dire en public que l’on n’aime pas Johnny. Ce 6 décembre 2017, tout le monde aime Johnny ! Est-ce à dire que les hiérarchies et les légitimités esthétiques bougent ? Pas vraiment, mais à travers tous les hommages rendus, une pratique culturelle minorée bien que majoritaire est reconnue à l’outrance. Une reconnaissance de l’idole plutôt que de son œuvre, certes, mais c’est déjà beaucoup, tant la domination sociale est fondée sur la mise en invisibilité médiatique.

Il nous a eus à l’usure Johnny. L’endurance impose le respect ! Après le mail de la journaliste ce lundi, j’avais immédiatement relu le texte d’Edgar Morin sur les Yéyés et l’émeute de 1963. Passe encore que l’on écoute ces musiques lorsqu’on est adolescent, mais après ? Néanmoins, Johnny aura contribué avec ses comparses de l’époque – Eddy Mitchell, Sylvie Vartan et les autres – à construire cette notion d’adolescence propre à notre société, en donnant à la jeunesse des objets culturels qui les distinguent des adultes. L’idole des jeunes était née. Produits de l’industrie culturelle, il a su néanmoins susciter une appropriation générationnelle, bien au-delà de la jeunesse.

Le rock ayant suivi l’évolution des hiérarchies sociales, il s’est divisé dans les années 1970, générant des formes propres aux classes supérieures. Johnny, lui, est surtout resté avec les ouvriers, les employés, même si avec le temps, quelques porosités sociales sont apparues notamment à travers des reprises par d’autres artistes, et donc la mobilisation d’esthétiques parlant à d’autres milieux.

Pour reprendre les mots d’Edgar Morin :

« L’idole-copain est, comme la star du parlant, un être à double substance. Il y a la substance onirique, divine de l’idole et il y a la substance humaine, quotidienne, du copain. »

Une star proche. rufusowliebat/VisualHunt, CC BY

L’Amérique

Cette réappropriation s’est transmise à travers les générations. Johnny a continué à s’imposer par la force du nombre, devenu pour ces classes malmenées par les crises depuis 1973, un étendard français du modèle de référence, l’Amérique. Celle qui fait rêver depuis Hollywood, auxquels les milieux populaires urbains comme ruraux aspirent pour beaucoup. Une sorte de « nous aussi », nous faisons partie de cette modernité culturelle, c’est notre culture.

Une pratique culturelle est toujours une pratique identitaire, et la pratique générationnelle se fait pratique de milieu social. Malgré les porosités, l’indexation reste populaire. Johnny fait la fierté esthétique d’un milieu parfois extrême dans ses mises en scène des rapports hommes femmes, de la virilité, dont Johnny savait jouer. Mais voilà, ce rock’n’roll-là parle français. Ridicule pour certains, compréhensible pour le plus grand nombre. Une forme de rock adaptée, et dont les thèmes ne sont pas vraiment différents de la grande chanson française : l’amour, le quotidien, qui prennent une forme exagérée avec Johnny, toujours dans la démesure durant ses « shows ». Sans oublier une voix, une manière d’être sur scène qui a su se détacher de l’industrie culturelle tout en la nourrissant.

Par sa musique et par ce qu’il représentait, Johnny Hallyday a été fait français par une partie des « classes laborieuses », dans l’ombre, petit à petit, jusqu’à incarner la France. Pour eux, il a gagné une manche. Il s’est mué en institution venue d’en bas, de celles qui résistent au temps, de celles qui coupent la parole aux élites, contraintes de s’en accommoder à défaut de vraiment les aimer.

Culture populaire véritable. Luca ‘Loock’ Fernandez/VisualHunt, CC BY-NC-SA

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