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Une peinture murale à Cracovie, à l'occasion du Conrad festival. czytelniczy.pl

Redécouvrir le monde… et la Pologne à travers Joseph Conrad

Il y a 160 ans, en 1857, dans la partie orientale de l’ancienne Pologne, naissait Józef Teodor Konrad Korzeniowski. Ce pays, qui avait été le plus grand d’Europe, subissait avec les partages de 1772 à 1795 une disparition totale. En devenant marin, Conrad semble avoir renversé l’attachement à la terre de sa « szlachta » natale, cette noblesse terrienne que l’esprit républicain (amour de la liberté et de l’égalité dans le cadre de la « démocratie nobiliaire »), puis l’engagement insurrectionnel distinguaient de l’aristocratie et de la bourgeoisie occidentales. La mer aura été aussi une extension de la diversité incommensurable des confins orientaux, ces fameux « Kresy » où se côtoyaient Polonais, Juifs, Ukrainiens, Arméniens, Biélorusses, Allemands, Lituaniens. Être né au sein d’une nation dépourvue d’État renforce l’empathie de Conrad pour les indigènes en proie à la domination militaire et l’exploitation coloniale.

Conrad’s writer father, Apollo Korzeniowski. Wikipedia

Éducation littéraire

Conrad reçoit trois prénoms, de ses grands-pères : Józef, Teodor, de la grande littérature romantique polonaise : Konrad. Dans Konrad Wallenrod d’Adam Mickiewicz, le héros revêt le masque de l’ennemi héréditaire afin d’assurer la victoire aux siens, dans les Aïeux, Gustaw, jeune amoureux sentimental, se transforme en Konrad, combattant de la liberté. Sa famille et lui-même utilisent le diminutif Konradek, Konrad Korzeniowski est aussi le nom qui va figurer sur les listes d’équipage.

Le père, Apollon, à l’instar du grand-père, milite pour la cause polonaise. Favorable à l’abolition du servage et la réforme agraire, il est interné dans le pavillon X de « la citadelle de Varsovie » édifiée par le tsar Nicolas 1ᵉʳ. « C’est dans la cour de cette citadelle que – fait emblématique pour notre nation – débutent les souvenirs de mon enfance », écrit Conrad.

Joseph Conrad par George Charles Beresford (1904). Wikipédia

Les Korzeniowski sont déportés en 1862 en Sibérie. En 1863, la famille s’installe dans le nord-est de l’Ukraine où le climat est plus clément, mais le mal est fait. Ewelina Bobrowska, la mère, meurt en 1865. Apollon obtient le droit de partir à Alger ou Madère soigner sa tuberculose. En 1869, il s’arrête en Galicie occidentale sous contrôle autrichien, à Lwów puis à Cracovie, l’ancienne capitale d’une Pologne défunte. Il meurt laissant Konrad orphelin à 11 ans.

Apollon était journaliste, dramaturge et traducteur littéraire. Il a tout fait pour assurer une éducation soignée à son fils qui apprend à lire dès l’âge de 5 ans… les traductions de son père : Deux gentilshommes de Vérone de Shakespeare et Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo, son premier contact avec la mer. Konrad dévore les romantiques polonais :

« La polonité de mes œuvres, dit-il, vient de Mickiewicz et de Słowacki. Mon père me lisait Pan Tadeusz et m’autorisait à le lire à voix haute… Ma préférence allait à Konrad Wallenrod et Grażyna. Plus tard, j’allais préférer Słowacki. Savez-vous pourquoi Słowacki ? Parce qu’il est l’âme de la Pologne. »

L’adolescent a deux pères de substitution : Stefan Buszczyński, juriste et auteur en 1867 d’un essai La décadence de l’Europe, salué par Hugo et Michelet, et Tadeusz Bobrowski, le frère d’Ewelina, avocat au tempérament circonspect. Konrad se voit refuser la citoyenneté autrichienne et risque la conscription dans l’armée russe. Il décide de partir pour Marseille (la Galicie, c’était déjà l’étranger, les Polonais d’alors n’ayant le choix qu’entre plusieurs étrangers). Sujet à des crises d’épilepsie, il a des poumons fragiles : l’air du large lui fera du bien. Chaque mois, il reçoit de Tadeusz une aide financière substantielle et lorsqu’il tente de se suicider, son oncle maquille l’acte en blessure de duel et règle ses dettes. Avec cet argent, Konrad s’accorde des pauses dans son service et prépare ses brevets d’officier. En 1886, il obtient le grade de capitaine et… la nationalité britannique. Nouveau sujet de la reine Victoria, il reste celui du tsar et doit négocier avec l’Ambassade russe (voir L’agent secret). Relevé de la citoyenneté russe en 1889, il peut retourner dans ses terres natales dès 1890, d’abord à Varsovie, puis à Lublin et « Kazimierówka », propriété de son oncle dans le district de Winnica.

Joseph Conrad (au premier plan) à bord du Ready en 1916. À son retour, il écrit « La ligne d’ombre ». Yale University

De Konrad Korzeniowski à Joseph Conrad

Conrad aura servi près de vingt ans dans la marine, principalement sur des voiliers, depuis son arrivée à Marseille en 1874 jusqu’à janvier 1894 lorsqu’âgé de 36 ans, il pose le pied à terre après la faillite de la compagnie affrétant son vapeur. Il a visité tous les continents : de l’Amérique du Sud et la Martinique jusqu’à l’Australie en passant par l’Indonésie, les Indes et le Congo belge. Il décroche à cause de l’écriture, mais aussi pour des raisons de santé : goutte, mains enflées, maux de tête, ennuis dentaires, douleurs névralgiques au bras droit, accès de paludisme (son équipée africano-belge aura laissé des séquelles). S’y ajoutent des dépressions fréquentes.

Konrad parle français depuis l’enfance mais se met à l’anglais car les autorités françaises soumettaient l’octroi d’un permis de naviguer à l’obtention d’un visa russe. Finalement, il choisit l’Angleterre où ces formalités n’avaient pas cours… Avec son premier roman, La folie Almayer, il devient Joseph Conrad (entre 1889 et 1894).

En 1896, Conrad épouse une Anglaise employée de bureau, Jessie George, et s’installe en Angleterre. Le couple loue de petits manoirs en province, à une heure de train au sud de la capitale, les séjours à l’étranger (Belgique, Capri, Montpellier) sont brefs. Le succès commercial n’arrive qu’en 1913 lorsqu’un journal américain publie Chance.

En 1914, les Conrad accompagnés de leurs deux fils se rendent en Pologne à l’invitation de Józef Retinger. Ils s’arrêtent au Grand Hôtel de Cracovie, deux jours après que l’Autriche-Hongrie a déclaré la guerre à la Serbie. Début août, la famille se réfugie à Zakopane dans les Tatras à la pension « Konstantynówka » d’Aniela Zagórska, cousine et future traductrice de l’écrivain. Conrad y croise le jeune Artur Rubinstein, Tadeusz Nalepiński ou encore Bronisław Piłsudski, l’ethnologue, frère aîné de Józef, le père de l’indépendance en 1918 et vainqueur en 1920 des bolcheviques qu’il chassera de Varsovie et… d’Europe. Conrad s’entretient avec Stefan Żeromski et durant ces deux mois de villégiature, lit ses contemporains polonais. Il nomme le romancier « positiviste » récemment décédé, Bolesław Prus, auteur de La Poupée, « mon cher Prus » et le place au-dessus de Dickens, son romancier britannique préféré.

La Villa Konstantynówka in Zakopane, où Conrad séjourna en 1914. Wikipédia

L’œuvre fictionnelle de Conrad s’enrichit d’essais politiques. En 1905, dans L’Autocratie et la Guerre, l’écrivain reproche à la démocratie d’avoir cédé à des intérêts mercantiles et égoïstes. Zakopane inspire le Retour en Pologne ainsi qu’un mémorandum appelant à créer une « Fédération polonaise des Nations » avec accès à la mer et, au moins au départ, sous protectorat franco-anglo-russe. Dans ce document, transmis le 15 août 1916 au Foreign Office, la Pologne apparaît comme « un avant-poste de la civilisation occidentale ». Dans Le crime des Partages de 1919, certaines thèses font écho à l’essai Pologne et Moscovie de son père et au Mickiewicz de La Tribune des peuples et du Collège de France. Conrad y défend le libéralisme républicain polonais, « aux antipodes, selon lui, de l’esprit d’agression », né avec l’Union polono-lithuanienne de 1413.

Une postérité considérable

En Pologne même, la postérité de Conrad est considérable. Guide moral des jeunes Polonais de l’Armée de l’Intérieur en lutte contre les nazis, il a influencé des écrivains comme Jan Józef Szczepański, Gustaw Herling ou le poète Zbigniew Herbert dont l’Envoi de Monsieur Cogito lui doit beaucoup. Conrad a servi de trait d’union entre J. M. Coetzee et Zbigniew Herbert. James Clifford étudie la « subjectivité anthropologique » de Bronisław Malinowski à travers celle de Conrad. Le reportage littéraire en Pologne, depuis Ferdynand Ossendowski, Józef Mackiewicz et Melchior Wańkowicz jusqu’à Ryszard Kapuściński, se réclame de lui.

Czesław Miłosz écrit en 1956 à propos de l’écrivain :

« Conrad avait hérité de son père son irascibilité (qu’il savait dominer mieux que lui) et la vertu stoïque de postuler des valeurs morales par un pur effort de volonté – contre le chaos et l’anéantissement […], en étant […] prêt à reconnaître l’absurdité de l’espoir. »

Depuis 2009, à Cracovie où Conrad s’était établi avec son père, a lieu l’un des plus grands festivals de littérature du monde s’inspirant de la capacité conradienne à faire jouer une pluralité de traditions culturelles contre la notion de « pureté de l’original ». Écrivain du franchissement des frontières, Conrad a exploré les frontières de l’auto-traduction : « Chacun de ses textes en anglais est une traduction d’un langage étranger, le produit du processus infini de traduction d’une idée en une autre », lit-on sur le site du festival.

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