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Réfugiés : la troisième religion

Donnez-moi vos pauvres, vos exténués. Reuters/Osman Orsal

D’où provient le conflit syrien ? Du printemps arabe déclenché il y a quatre ans. Rappelons l’effervescence qu’il suscita en Occident. La démocratie étendait son emprise sur le monde et les droits de l’Homme se propageaient à travers l’une des régions qui semblaient les plus rétives à leur reconnaissance. Sociologues et politologues l’expliquaient, les uns par le développement des classes moyennes aspirant à la liberté et au pouvoir, les autres par la progression de l’éducation secondaire y compris et surtout chez les femmes, d’autres encore par la baisse de la fécondité qu’ils interprétaient comme un accès à la modernité. Les corrélations statistiques confirmaient ces explications.

Mais on oubliait que les mêmes corrélations avaient prédit une vie démocratique au Liban, peu avant qu’il ne s’enfonce en 1975 dans une sanglante guerre civile qui dura dix années. Idem un peu avant la chute du Chah d’Iran, puis du gouvernement de Bani Sadr. Dans les deux cas, les religions étaient revenues en force, avec une cantonisation confessionnelle qui bloque tout gouvernement au Liban et une théocratie installée au pouvoir en Iran.

La même triste histoire a tendance à se répéter dans cette région du monde. On se souvient que deux partis communistes, dont le Khalk, se disputaient le pouvoir en Afghanistan aujourd’hui quasiment aux mains des étudiants de Dieu, les Talibans. De même, la Syrie et l’Irak étaient deux États séculiers, car un parti laïc, le Baas, avait pris le pouvoir. Dans le Baas, les origines religieuses des dirigeants ne comptaient pas : Michel Aflak, l’idéologue fondateur, issu d’une famille orthodoxe, voisinait avec le syrien Hafez el Assad, alaouite, les irakiens Saddam Hussein, sunnite et Tarek Aziz, son ministre des affaires étrangères, chrétien de rite chaldéen.

L’évangile des droits de l’Homme

Dans ces pays, les chefs religieux ont pris peur de la progression des idées occidentales. Ils ont attisé les conflits confessionnels, musulmans contre chrétiens, chiites contre sunnites. Ils ont tiré parti du trouble dans lequel l’occidentalisation plongeait les populations traditionnelles. Pour eux, l’Occident avait sa propre religion, la démocratie avec ses livres sacrés, les déclarations des droits de l’Homme, et son prosélytisme, attribut typique des monothéismes. Les Occidentaux cherchaient à répandre dans le monde entier les droits de l’homme et la démocratie.

Bien sûr, en occidental, je pense que c’est justifié et qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle religion, mais il faut se mettre un instant à la place d’un Bédouin des environs de Palmyre ou d’un paysan pauvre des bords de l’Euphrate. Il interprétera l’évangile des droits de l’Homme et les changements des moeurs qui lui sont associés comme une nouvelle religion en expansion. Il aura le sentiment que se saisissent de cette nouvelle religion des groupes désireux d’accéder au pouvoir, ces fameuses classes moyennes dont il ne fait pas partie. Le Moyen-Orient n’est pas le seul théâtre où s’est jouée cette pièce, ni maintenant ni dans le passé même lointain. Les débuts du christianisme et ceux du protestantisme présentent une configuration analogue.

Pour faire entendre leur voix, les classes moyennes syriennes convaincues de la justesse des valeurs occidentales ont adopté les méthodes politiques qui leur sont associées, en particulier les manifestations pacifiques, les pétitions, la mobilisation de la presse étrangère. Bachar el Assad leur a répondu par une violence sanguinaire, puis il a suscité, ou tout au moins facilité, la formation de Daech dont les dirigeants religieux ont eu recours aux formes les plus primitives et les plus inhumaines de lutte, ne serait-ce que pour marquer leur opposition aux formes d’action en vigueur dans les États démocratiques. C’est un combat inégal.

L’irruption de Daech

Même si les tenants de la démocratie comme l’ALS (Armée de libération syrienne) ont dû se plier à une guerre civile sans pitié, ils ont un temps de retard sur la sauvagerie de leurs adversaires sauf à contredire leurs idéaux des droits de l’homme. Ils ont donc progressivement perdu du terrain, ce qui a contraint les populations qui les suivaient à se réfugier dans les États limitrophes. Tant que leur ennemi principal restait le régime de Damas, ils pouvaient conserver un espoir de revenir chez eux, soit en raison d’une victoire de l’ALS, soit grâce à une aide militaire occidentale, soit à la faveur d’une négociation de paix. L’irruption de Daech a changé la perspective. Ils n’ont plus d’espoir de rentrer dans leur patrie. L’ALS est noyautée par les islamistes d’Al Nosra et progressivement de Daech. Ils ne pourront plus vivre dans leur pays selon les principes auxquels ils ont cru et parce que, tenus comme hérétiques ou apostats par les nouveaux maîtres religieux du pays, leur vie sera en danger.

Nombre de ceux qui manifestaient pour instaurer un régime démocratique étaient musulmans de diverses allégeances. Pourquoi ne chercheraient-ils pas refuge dans le Golfe, pensera-t-on (et dit-on à l’extrême-droite, voire à la droite prétendue « forte ») ? Ce serait en fait renier leur idéal, leur adhésion aux idées démocratiques, quand on sait le peu de cas qu’en fait l’Arabie saoudite, laquelle a d’ailleurs fait comprendre qu’elle ne souhaitait pas ce genre de réfugiés capables de faire le prosélytisme des droits de l’Homme à l’intérieur de ses propres frontières, ce qu’elle abomine.

Des enfants syriens recherchent un peu d’ombre à la frontière entre la Turquie et la Bulgarie. Bulent Kilic/ AFP

Restent comme lieux d’asile, les pays occidentaux. À part l’Allemagne et quelques pays nordiques, les autres renâclent, oubliant que ces réfugiés se trouvent dans leur situation désespérée parce que beaucoup d’entre eux avaient cru aux droits de l’Homme et à la démocratie. Parce qu’ils avaient cru à ce que les mêmes Occidentaux propagent comme valeurs universelles. Eux, les convertis aux droits de l’homme et à la démocratie, sont accusés par ceux qui devraient les accueillir, d’être des musulmans potentiellement terroristes comme le seraient tous leurs coreligionnaires.

Poussant la confusion à son comble quelques maires, dont celui de Roanne, Yves Nicolin, ne veulent recevoir que des réfugiés chrétiens, sans se rendre compte qu’ils tombent à leur tour dans le piège d’une guerre religieuse qui perçoit ce qu’elle pense être la troisième religion comme son plus dangereux ennemi. Ce même Nicolin qui doit sans doute louer les vertus de la laïcité, comme on le fait de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, prend en fait part à la guerre religieuse qui est la plus puissante et la plus dangereuse ennemie de la laïcité.

Pour le dire froidement, nombre de réfugiés syriens sont victimes d’avoir adhéré aux idéaux occidentaux des droits de l’Homme et de la démocratie que nous défendons et contribuons à répandre. Si nous croyons à ces idéaux, nous devons affirmer notre solidarité à leurs malheurs en les accueillant. Sinon, il faut renoncer à affirmer que la démocratie, la liberté et les droits de l’Homme sont des valeurs universelles et cesser de chercher à les propager. Il faut admettre que ce sont des valeurs locales, presque ethniques.

Interrogé sur la crise des réfugiés, Robert Badinter a tenu un discours analogue : ou nous continuons à croire aux droits de l’Homme et à tenter de les faire partager par le monde entier, ou nous nous limitons aux « droits de l’Homme français » ou « occidental », inexportables, et nous arrêtons de faire la morale en dehors de nos frontières. Au-delà de problèmes économiques et sociaux, accepter ou refuser les réfugiés syriens constitue un test pour nos valeurs.

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