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Réintroduction des pesticides néonicotinoïdes : comment nos députés ont-ils voté et pourquoi ?

Gardes républicains devant la salle des séances à l'Assemblée nationale le 9 février 2021 à Paris. Ludovic MARIN / AFP

L’Assemblée nationale a voté, en octobre 2020, la réintroduction partielle des pesticides néonicotinoïdes. 59 % des députés se sont prononcés en faveur du projet de loi autorisant les producteurs de betteraves sucrières à utiliser, à titre dérogatoire, des semences traitées avec des pesticides pourtant interdits depuis 2018. Une enquête du Monde a révélé récemment que ce projet de loi s'est fondé, en partie, sur des calculs erronés, interrogeant la façon dont sont pris les arbitrages en la matière.

Le texte, qui a suscité de nombreux débats, a été soutenu par les députés des groupes du centre et de la droite – La République en Marche, Les Républicains, Mouvement Démocrate et Agir Ensemble.

Ce vote a provoqué un cas de conscience chez nombre d’élus de ces formations, qui étaient tiraillés entre leur loyauté à leur parti ou au gouvernement, les intérêts de leur circonscription, et leurs propres convictions. Concrètement : comment les députés ont-ils voté et comment expliquer leur choix ?

L’importance du groupe parlementaire à l’Assemblée nationale

Dans toutes les démocraties parlementaires, l’appartenance à un groupe politique détermine largement le sens du vote des députés. C’est notamment le cas à l’Assemblée nationale, où les élus suivent le plus souvent ligne arrêtée par leur groupe.

Cette discipline s’explique d’abord par la cohésion idéologique : les membres d’un groupe ont des positions politiques similaires et ont fait campagne sur le même programme. Plus prosaïquement, dans les régimes politiques où la polarisation de la vie politique est la norme, les parlementaires appartiennent à la majorité ou à l’opposition, et acceptent l’idée qu’ils doivent s’employer à soutenir ou à contrer l’action du gouvernement. Les présidents de groupe disposent aussi de ressources pour discipliner leurs élus, en récompensant les plus loyaux et en sanctionnant les dissidents.

Dans le système politique français, la cohésion des groupes parlementaires a permis de stabiliser les institutions de la Ve République. Elle aide aussi les citoyens à comprendre le jeu politique qui se déploie à l’Assemblée nationale et au Sénat.

Ceci étant, les députés se désolidarisent parfois de leur groupe, notamment lorsque des divergences politiques apparaissent. Celles-ci peuvent aboutir à de vrais divorces, comme cela a été plusieurs fois le cas parmi les députés LREM depuis 2017.

Plus périodiquement, les députés votent contre la ligne de leur groupe, notamment pour faire prévaloir leurs convictions personnelles ou les intérêts de leur circonscription. Depuis 2017, de nombreux députés LREM ont dévié de la ligne du groupe sur plusieurs sujets clés, notamment le renforcement du droit à l’avortement, le projet de loi bioéthique, ou encore la ratification de l’accord de libre-échange avec le Canada (CETA).

En somme, les députés ne sont pas des élus « hors-sol » : sur des votes médiatiques, ils n’hésitent pas à voter contre leur groupe pour contenter les intérêts de leurs électeurs. Ceci est d’autant plus important en période électorale, surtout dans un pays comme la France, où les élections législatives ont lieu à l’échelle de circonscriptions uninominales et qu’il existe, de fait, un un lien étroit entre l’élu et son territoire.

Le vote sur la réintroduction des néonicotinoïdes

Le projet de loi sur la réintroduction des pesticides néonicotinoïdes visait à aider le secteur de la betterave sucrière, dont la production était affectée par la jaunisse, une maladie causant d’importantes pertes de rendement.

Il a suscité de fortes mobilisations dans les deux camps et a été largement médiatisé. De vives dissensions sont apparues au sein des groupes du centre et de la droite qui entendaient soutenir la loi. Elles sont reflétées par le taux de cohésion des groupes, un indicateur statistique qui varie de 0 (chaos total) à 1 (parfaite cohésion), et se situe généralement autour de 0,90 à l’Assemblée nationale. Lors du vote sur les néonicotinoïdes, il s’est échelonné entre 0,20 à 0,60 pour les groupes du centre et de la droite, un score particulièrement faible.

Données du vote sur la réintroduction des néonicotinoïdes, par groupe politique. A.Marie, O.Costa, Datan

À La République en Marche, 28 % des députés ont choisi de s’abstraire des consignes de vote du groupe. Pour savoir si ce choix s’explique par des enjeux locaux, et notamment par d’éventuelles pressions de la filière betteravière, nous avons croisé les données de vote avec les chiffres de la production de betterave sucrière en 2019.

Carte de la production de betteraves sucrières (données Agreste, Ministère de l’Agriculture). A. Marie, O.Costa

Notre analyse montre que les députés élus dans des départements à forte production de betterave sucrière ont davantage voté en faveur de la réintroduction des néonicotinoïdes que les autres. Ainsi, alors que 87 % des députés LREM élus dans ces zones ont soutenu le projet de loi, cette proportion n’est que de 60 % pour les autres.

Dans chaque groupe, les députés venant de département où la filière betteravière est importante ont été davantage susceptibles de voter en faveur du projet de loi. A. Marie, O. Costa, Datan

Les députés ont sans aucun doute été influencés par les intérêts liés au dossier des néonicotinoïdes. Les parlementaires élus dans les régions betteravières ont été sensibles aux positions des producteurs, qui ont des ressources financières et organisationnelles importantes, la faveur d’une partie de l’opinion et des relais solides dans la vie politique, économique et sociale. Les élus venant de territoires sans filière betteravière ont été davantage à l’écoute des défenseurs de l’environnement, qui soulignaient les incohérences de la majorité présidentielle, qui avait été à l’origine de l’interdiction de cette catégorie de pesticides.

Les députés votent-ils « avec leur conscience » ?

S’il est manifeste que les députés peuvent arbitrer entre la ligne de leur parti et les intérêts qui s’expriment dans leur circonscription, qu’en est-il de leurs convictions personnelles ? Leur vote n’est-il pas aussi guidé par leur conscience ?

Pour le déterminer, nous avons estimé la position moyenne des députés sur l’axe gauche-droite en analysant, au moyen de l’algorithme développé par les chercheurs

Keith Poole and Howard Rosenthal, plus d’une centaine de scrutins de l’Assemblée nationale. Cette méthode permet de déterminer si un élu a tendance à être plus à gauche ou plus à droite que la position moyenne de son groupe.

Dans le cas de la réintroduction des néonicotinoïdes, les votes ont bien été influencés par les positions idéologiques. Dans chaque groupe politique, plus un élu se situe à droite, plus il a été susceptible de voter en faveur du texte, et inversement. Au sein des formations du centre et de la droite, les députés situés le plus à gauche se sont donc davantage opposés au gouvernement.

L’échelle verticale indique le position idéologique des élus (-1 étant le plus à gauche, +1 le plus à droite) et l’échelle horizontale le vote des parlementaires sur la réintroduction des néonicotinoïdes. A.Marie, O.Costa, Datan

Des députés tiraillés entre trois logiques de représentation

La représentation parlementaire est donc un mécanisme plus complexe qu’il n’y paraît. Les députés ne sont pas de simples rouages de leur parti, coupés des réalités socio-économiques de leur circonscription et dépourvus de libre arbitre. Il leur arrive de s’abstraire des consignes de vote pour privilégier des intérêts locaux ou leurs propres convictions. Nos données reflètent ainsi les tensions qui existent entre trois logiques distinctes, et qui ne sont pas toujours compatibles.

En premier lieu, la tradition constitutionnelle française de la « généralité » du mandat et de la souveraineté nationale voudrait que les députés, pris collectivement, représentent la Nation. En principe, ils ne peuvent affirmer agir au nom d’un territoire donné et sont appelés à se prononcer sans tenir compte d’intérêts particuliers, en leur âme et conscience.

La pratique institutionnelle et politique voudrait, en deuxième lieu, que les députés soient fidèles à leur groupe parlementaire. C’est là le projet des artisans de la Vᵉ République : aboutir à une vie politique polarisée, où l’exécutif dispose d’une majorité claire et stable à l’Assemblée nationale, et où l’opposition remplit une fonction de contrôle et de mise en débat.

Concrètement, les partis peuvent exiger cette discipline de leurs élus, car ces derniers leur doivent le plus souvent leur élection. Certains députés attirent des voix sur leur nom, mais la plupart des électeurs votent aux élections législatives pour confirmer leur choix des présidentielles.

Ainsi, rares sont les députés LREM qui peuvent prétendre avoir été élus pour leurs qualités personnelles ; la plupart d’entre eux étaient des inconnus qui ont bénéficié de la dynamique électorale engendrée par l’élection d’Emmanuel Macron.

En troisième lieu, et même si cela est a priori contraire à la tradition constitutionnelle française, les citoyens entendent que leurs élus se montrent réactifs à leurs sollicitations et sensibles à leurs intérêts. Il convient ainsi que les députés soient présents dans leur circonscription et prennent part à la défense des intérêts qui s’y expriment.

Nos données confirment ce point : les députés élus dans des départements à forte production de betterave ont défendu les intérêts économiques d’une minorité. Ceci étant, ils pourraient arguer que la filière betteravière ne se résume pas à une poignée d’agriculteurs, et qu’elle irrigue largement l’économie des zones où elle est prédominante.

Les députés ne sont pas tiraillés au quotidien par ces différentes conceptions de la représentation. Dans la plupart des cas, ils se prononcent sur des textes qui ne suscitent pas de tension entre leurs convictions et les consignes de vote de leur groupe, n’ont pas de répercussions spécifiques pour leur circonscription, et sont faiblement médiatisés. Seuls quelques votes impliquent des choix cornéliens. Ils font inévitablement des insatisfaits – certains électeurs, le groupe ou l’éthique – mais sont la preuve que la représentation parlementaire n’est pas un mécanisme inerte, et que les élus ne sont pas des pions.

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