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Réinventer l’Europe commerciale sans le Royaume-Uni

Qu’y a-t-il dans le cheval de Troie du TAFTA/TTIP ? (manifestation à Strasbourg en février 2015). Greensefa/Flickr, CC BY

Plus d’un mois après la victoire du « Leave » au Royaume-Uni, l’Europe reste sous le choc d’une décision qui la plonge collectivement et durablement dans l’inconnu. Si les partisans du Brexit, et en particulier leur figure de proue Boris Johnson, ont feint dans un premier temps que rien n’allait changer, les déflagrations à répétition dans la classe politique britannique et l’évidente complexité de la négociation des conditions du divorce ne laissent désormais aucun doute quant à la réalité du basculement brutal dans une nouvelle ère pour les relations entre le continent et son voisin insulaire.

Des relations commerciales à repenser

C’est peut-être dans le domaine commercial que les egos blessés des deux anciens partenaires souffriront le plus. Le commerce était à la fois le socle de cette interdépendance économique garante de paix dans la vision de Jean Monnet et Robert Schuman, et le canal privilégié par lequel le Royaume-Uni organisait son rapport à l’Europe et au reste du monde.

Le commerce, un terrain d’entente, un terrain neutre dans une relation compliquée, un terrain investi pleinement par les Britanniques : sur les 14 commissaires européens qu’ils envoyèrent successivement à Bruxelles, la moitié auront été en charge du commerce, des relations extérieures ou de l’union douanière.

C’est là tout le paradoxe du vote du 23 juin : la défiance des Britanniques à l’égard d’une mondialisation dont ils se considèrent comme les perdants fut un thème majeur de la campagne pour le Brexit, alors même que le Royaume-Uni a de tout temps été un acteur de premier plan dans la définition de la politique commerciale européenne.

Le TTIP, initiative britannique en Europe

Un dossier illustre particulièrement cette problématique, c’est celui du très polémique TAFTA ou TTIP, l’accord de libre-échange actuellement en négociation entre l’Union européenne (UE) et les États-Unis.

Ce projet est d’abord le fruit de la volonté d’un Britannique, Lord Leon Brittan, commissaire européen en charge du commerce à partir de 1989 et atlantiste convaincu, qui parvient à faire du rapprochement économique et commercial entre les deux côtés de l’Atlantique une véritable priorité politique.

Celle-ci se trouve entérinée et formalisée par la signature en décembre 1995 à Madrid du Nouvel Agenda Transatlantique, une déclaration commune du président américain Bill Clinton et de ses homologues européens qui pose les premières pierres du grand marché transatlantique tel qu’il se construit aujourd’hui.

Dire que la donne a changé en vingt ans serait un doux euphémisme. Car aujourd’hui plus rien ne convainc une majorité de Britanniques de l’intérêt de ce genre de super-accords commerciaux, pas même la visite à Londres fin avril 2016 d’un Barack Obama qui faute de convaincre brandit la menace ultime : aucun accord parallèle au TAFTA/TTIP ne sera négocié avec le Royaume-Uni s’il fait le choix de quitter l’UE. Acteur ou spectateur de la conclusion du plus important accord de libre-échange jamais négocié, couvrant la moitié du PIB mondial et près de 800 millions de consommateurs, à l’heure des choix la décision finale fut donc celle du « Leave ».

Comment désormais négocier le TTIP ?

Quelle attitude adoptera désormais le Royaume-Uni dont 45 % des exportations sont destinés au marché européen, et pour lequel le Commonwealth ne constitue plus depuis longtemps un débouché commercial suffisant ? Quelle politique proposeront les eurosceptiques Boris Johnson, désormais ministre des affaires étrangères, et David Davis, chargé de négocier le Brexit, à une population tout à la fois nostalgique de la grandeur d’antan de l’Empire britannique et déçue par une mondialisation que ses propres dirigeants ont contribué à façonner ?

Premier scénario, la revanche du « Bremain »

Il est le moins probable à court terme, surtout avec la nomination de Theresa May à la tête du gouvernement et son désormais célèbre « Brexit means Brexit », mais sa pertinence augmentera si les négociations sur les modalités de sortie de l’UE s’enlisent. Une récente étude de la London School of Economics souligne ainsi à quel point l’équation d’une sortie combinée à un maintien dans l’union douanière est techniquement difficile à résoudre et politiquement intenable.

Ainsi il n’est pas impossible que l’intérêt supérieur du Royaume-Uni à préserver son influence mondiale en matière commerciale et le lobbying intense des milieux d’affaires souhaitant profiter des perspectives offertes notamment par le futur TAFTA/TTIP achèveront de convaincre les responsables politiques de la nécessité de rester dans l’UE.

Boris Johnson soutiendra avoir négocié les garanties nécessaires pour satisfaire aux attentes du peuple britannique et clamera que c’est dans la continuité de l’appartenance à l’UE que les choses peuvent réellement changer…

Second scénario, le retour vers l’ami américain

La force des liens historiques entre États-Unis et le Royaume-Uni et leur convergence de vues en matière de politique commerciale, jusque dans les récents sursauts protectionnistes observés d’un côté de l’Atlantique sous l’effet de Donald Trump et de l’autre dans le contexte du Brexit, peuvent amener les deux partenaires à se rapprocher pour développer une stratégie commune.

Celle-ci ne prendra pas la forme d’un nouvel accord de libre-échange entre les deux pays (cela n’aurait pas de sens d’un point de vue économique) mais pourrait se traduire par la définition conjointe de nouvelles priorités, plus ciblées, secteur par secteur, et plus lisibles pour les citoyens.

Le TAFTA est mort, vive le TISA

En cas d’échec des négociations transatlantiques, voilà quelle pourrait être la première concrétisation de cette nouvelle stratégie. Le TISA est un projet d’accord sur le commerce des services, négocié actuellement entre 23 pays membres de l’Organisation mondiale du commerce, dont les États-Unis et l’UE.

Il porte sur la libéralisation d’une série de secteurs tels que les services financiers ou les télécommunications, et rien n’empêche en théorie que le Royaume-Uni rejoigne la table des négociations après son divorce avec l’UE. Le pays pourrait bien assumer de claquer la porte du TAFTA/TTIP et d’aller faire valoir ses intérêts offensifs dans cette nouvelle enceinte, en manœuvrant avec les États-Unis pour imposer une vision anglo-saxonne de la libération des services.

L’UE va devoir réviser sa politique commerciale

De son côté, l’Europe s’affiche encore comme insensible au départ du Royaume-Uni dans le domaine commercial. La commissaire européenne en charge du commerce, Cecilia Malmström, répète incessamment que l’UE reste la première puissance commerciale du monde, avec ou sans Brexit.

Elle veut également croire que le TAFTA/TTIP verra le jour, avec ou sans le Royaume-Uni. Cela ne sera probablement pas le cas, et bientôt l’UE ne pourra plus faire l’économie d’une profonde révision de sa politique commerciale, afin que les citoyens s’en approprient les objectifs et les moyens et cessent de la voir comme une menace.

Si, comme le disait le général de Gaulle lorsqu’il refusa la première demande d’entrée du Royaume-Uni dans l’UE en 1963, « La nature, la structure, la conjoncture qui sont propres à l’Angleterre diffèrent profondément de celles des continentaux », alors l’UE devra acter que le départ du plus atlantiste de ses membres n’est pas neutre en termes de sens.

Les priorités et le choix des partenaires privilégiés devront être revus en conséquence. Une bonne chose serait que la priorité soit redonnée au niveau multilatéral, au sein de l’Organisation mondiale du commerce et en lien prioritaire avec les pays en développement, afin que soient édictées des règles permettant un commerce respectueux des besoins de chacun et favorisant un développement harmonieux à l’échelle de la planète. Si un tel revirement s’opère à l’avenir, le Brexit aura peut-être produit au moins une chose positive.

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