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Relecture du post-scriptum de Gilles Deleuze pour temps numériques

Christopher Dombres/Flickr, CC BY

Cet article instrumentalise beaucoup et mobilise_ un peu_ la grille de lecture développée par Gilles Deleuze sur les sociétés de contrôle.

En mai 1990, dans le numéro 1 de L’autre journal redevenu hebdomadaire, le philosophe publie en effet un court texte (deux mille mots) intitulé « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ». Ce texte sera repris dans le cinquième chapitre, « Politique », de son recueil Pourparlers (1972-1990) qui réunit « des textes d’entretiens qui s’étendent presque sur vingt ans » et qui fut également publié en 1990 aux Éditions de Minuit. Nous nous situons donc cinq années avant la disparition brutale, il y a vingt ans, de cet influent philosophe dont un retentissant témoignage posthume, L’Abécédaire de Gilles Deleuze, fut diffusé en 1996 sur Arte.

Ce texte offre une grille d’analyse de l’évolution de nos sociétés modernes – et aborde explicitement des thématiques organisationnelle et managériale – et une mise en perspective de leurs pratiques, outils, technologies et symboles.

Des sociétés de souveraineté… aux sociétés disciplinaires

Les sociétés de souveraineté se situent avant le XVIIIe siècle et se proposent de « prélever plutôt qu’organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie ». Ainsi, le souverain est un prédateur, mais également un accompagnateur de l’activité économique – sans pour autant l’organiser – dans une logique de création de richesses. Il n’est que rarement un parasite, car il a intérêt au développement de la production (agricole, sylvicole, halieutique, commerciale…) ou de sa zone d’influence (expansion territoriale terrestre et maritime…) pour pouvoir y prélever un impôt massif selon ce qui semble être uniquement son bon vouloir.

La production repose sur l’utilisation de machines basiques et d’ateliers artisanaux. « Les vieilles sociétés de souveraineté maniaient des machines simples, leviers, poulies, horloges ». L’arrivée de nouveaux modes de production et de régulation sonnait la fin de ces modes d’organisation, « et Napoléon semblait opérer la grande conversion d’une société à l’autre ».

Des sociétés disciplinaires… aux sociétés de contrôle

Les sociétés disciplinaires concernent les XVIIIe, XIXe et XXe siècles et « elles procèdent à l’organisation des grands milieux d’enfermement ». Les travaux deMichel Foucault montrent qu’elles reposent sur l’organisation, pour tous les individus, de passages d’un milieu clos à un autre milieu clos, « où on est censé chaque fois recommencer à zéro » et « chacun ayant ses lois ». Il évoque chronologiquement, la famille, l’école, la caserne, l’usine avec de temps en temps un passage à l’hôpital ou – plus durablement ! – au cimetière.

Foucault a notamment mis en lumière le concept de panoptique et souligne la puissance de l’usine pour « composer dans l’espace-temps une force productive dont l’effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires » ce qui permettra avec la mécanisation, l’automatisation, la standardisation et l’organisation scientifique du travail (OST), associée au Taylorisme, de décupler la production au profit des possédants. « Le plus haut possible pour la production, le plus bas possible pour les salaires ». Les milieux d’enfermement sont en crise généralisée depuis le début du XXe siècle et « Il s’agit seulement de gérer leur agonie et d’occuper les gens, jusqu’à l’installation de nouvelles forces qui frappent à la porte ».

Des sociétés de contrôle… aux sociétés de contrôles

Les sociétés de contrôle apparaissent après la Seconde Guerre mondiale. Elles ne prélèvent plus, elles n’enferment plus, elles contrôlent ! « Dans les sociétés de discipline, on n’arrêtait pas de recommencer (de l’école à la caserne, de la caserne à l’usine), tandis que dans les sociétés de contrôle on n’en finit jamais avec rien ».

L’atermoiement illimité et le langage numérique apparaissent comme les concepts clés qui renvoient aux fondations des sociétés de contrôle. D’une part, comme Kafka l’avait souligné dans Le Procès, « l’atermoiement illimité » des sociétés de contrôle a remplacé « l’acquittement apparent » des sociétés disciplinaires. Ce qui les installe dans la durée. D’autre part, comme Gilles Deleuze le remarque en cette période clé du début de la massification et diffusion de l’informatique, la signature et le matricule de l’individu dans les sociétés disciplinaires sont remplacés par le langage numérique qui est « fait de chiffres, qui marquent l’accès à l’information, ou le rejet ».

Le contrôle laisse la place aux contrôles. Ils s’installent à l’hôpital, à l’école, à l’université, à l’usine, dans les prisons, dans les rues… à mesure que les dispositifs échangent et interopèrent en donnant naissance à un « système à géométrie variable » qui repose sur un langage numérique ne signifiant pas nécessairement binaire. Le langage du contrôle est numérique, le codage, est binaire. Le langage numérique permettra aux dispositifs de contrôle de communiquer entre eux et de jeter les fondations d’un contrôle des contrôles via notamment un implacable Internet des objets. Le codage binaire du contrôle s’appuie – déjà – sur la puissance de feu et de stockage de l’informatique en nuage, de ses réseaux et de ses usines à données (datacenter) que nous remplissons d’ailleurs abondamment, volontairement, gratuitement et continuellement de nos propres données et métadonnées.

Deleuze dans son dernier paragraphe, « Programme », écrit sur « l’homme dans une entreprise » qui serait repéré par « son collier électronique ». Puis il note que Felix Guattari mobilise lui « la carte électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ». Vingt-cinq ans plus tard, nos colliers électroniques sont nos téléphones portables, nos GPS, nos montres connectées, nos réseaux sociaux et ils alimentent nos usines à données.

Notons avec lui que seules les données collectées sont réellement importantes « Ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle ».

Des sociétés de contrôle numérique… aux sociétés numériques de contrôle

Le mot d’ordre est remplacé par le mot de passe. L’usine est remplacée par « l’entreprise ». Le couple masses et individus est remplacé par le couple « échantillons (données, marchés) et dividuels ». La monnaie étalon or (moulée) est remplacée par « un pourcentage de différentes monnaies échantillons » (modulée). La taupe est remplacée par le serpent. « L’homme des disciplines » était « producteur discontinu d’énergie » et il est donc remplacé par « l’homme du contrôle » qui est « plutôt ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu ». Enfin au travers de cette prémonitoire métaphore digitale, le philosophe note que, « Partout, le surf a déjà remplacé les vieux sports ».

La mutation de la technostructure abordée dans ce post-scriptum est également intéressante à mettre en perspective. Elle montre l’installation des technologies numériques comme dispositifs centraux du contrôle et insiste sur le rôle des opérateurs. « Les sociétés disciplinaires récentes avaient pour équipement des machines énergétiques, avec le danger passif de l’entropie, et le danger actif du sabotage ; les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et l’actif, le piratage et l’introduction de virus ». Il souligne ainsi le caractère permanent et implacable – mais pas infaillible – des machines informatiques qui opèrent. L’opérateur devient le contrôleur, l’opération devient le contrôle.

Contrôler quoi ? quand ? comment ?

Sur la vaste question du « quoi contrôler ? », il convient notamment de mobiliser les travaux du philosophe italien Giorgo Agamben sur la citoyenneté et les données biométriques et ceux du sociologue français Dominique Pecaud sur l’acceptabilité sociale des technologies et sur la biosécurité généralisée.. Nous verrons que la question ne renvoie pas aux technologies, mais aux données que nous acceptons peu ou prou de rendre disponibles à la collecte.

Il convient de s’attarder sur la question du « quand contrôler ? », car elle sous-tend une mutation intéressante. D’une part, les solutions de contournements et de résistances ponctuelles évoquées par Deleuze – virus, brouillage, piratage… – sont à nuancer, car elles sont confrontées 1) à la puissance des algorithmes de contrôle des contrôles en temps réel qui s’appuient sur un stock gigantesque et croissant de mégadonnées et 2) à des technologies numériques ubiquitaires qui redéfinissent les espaces-temps. D’autre part, cette société de contrôle induit intrinsèquement un contrôle ex ante basé sur un mot de passe, c’est à dire la clé chiffrée d’une simple déclaration d’intention, mais ne rend pas obligatoire le contrôle ex-post. Elle permet donc de passer outre, une fois le mot de passe validé et l’opérateur habilité, la réalité et la conformité de la chose faite. Un contrôle ex post est certes plus complexe et plus coûteux à mettre en œuvre, lentement mais surement, il deviendra facultatif, optionnel, aléatoire, sous-réserve de, non bloquant, non coercitif, etc. Nous connaissons notre log-in qui donne accès à…mais qui se préoccupe de son log-off qui ferme l’accès à… ?

Le philosophe met ainsi l’accent sur un aspect fondamental de nos économies numériques « ondulatoires » qui, elles aussi, « n’en finissent jamais avec rien ». Les contrôles ex ante sont basés sur le couple identifiant/mot de passe, qui ne donne la plupart du temps, que le top départ, mais rarement le clap de fin.

Contrôler les auditeurs ou auditer les contrôleurs ?

En terme de management – et en mobilisant les concepts de gouvernance, d’évaluation et de performance – ce corollaire d’un contrôle qui s’installerait comme essentiellement ex ante est probablement le plus intéressant. Il renvoie à la question majeure du comment contrôler ?, car derrière elle il y a celle du coût du contrôle. Il introduit une société composée de bataillons d’entités diverses et variées – administration, organisation, entreprise, écosystèmes, réseaux, opérateurs – devenus auditeurs devant auditer ! L’audit – c.-à-d., le contrôle – se contentera rapidement d’éléments virtuels et déclaratifs – basés eux même sur des simulations numériques – puis postulera par confort, facilité, intérêt, mimétisme, incompétence, pression, oubli, etc. que la réalité du projet sera bien évidemment conforme à son cahier des charges. Le cycle de vie de l’audit serait celui de « mécanismes de contrôle qui rivalisent avec les plus durs enfermements » et soulignerait toute l’ambiguïté d’un « contrôle continu ».

« On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde ». Le marché du tout contrôlable nous montre que, non seulement elles auraient une âme, mais également des intérêts.

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