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Risquer sa vie pour décrocher la lune : voyage dans la psyché des astronautes

Bruce McCandless fut le premier astronaute américain à réaliser une sortie extravéhiculaire libre. NASA

Le 21 juillet 1969, pour la première fois, des hommes marchaient sur la lune : la mission Apollo 11 fut une vertigineuse prouesse technologique rendue possible par l’immense courage d’Armstrong et Aldrin. Mais quel élan poussa les pionniers de l’espace à s’engager dans un projet si périlleux ? Tentons de le saisir en utilisant la pyramide des besoins « supérieurs » théorisés par Abraham Maslow (Psychological Review, juillet 1943). Son postulat est simple : les humains sont motivés par leurs besoins (à distinguer des désirs).

Originellement, le psychologue distingue 5 types de besoins (ou manques ressentis d’ordre physiologique, psychologique ou sociologique). Des plus basiques (servant à assurer la survie organique) aux plus élevés (assurant la plénitude mentale), il les hiérarchise de la sorte :

  • besoins physiologiques (soif, faim, sexualité),

  • besoins de sécurité (vivre un présent stable et imaginer un futur sécurisant),

  • besoins d’appartenance (relations harmonieuses en famille, au travail),

  • besoins d’estime de soi (voir ses valeurs reconnues par son groupe social, et en tirer respect et reconnaissance),

  • besoins d’accomplissement (« ce qu’un homme peut être, il doit l’être »).

À la fin des années 50, les dangers d’un vol spatial étaient encore méconnus. En satellisant des animaux (la chienne Laïka, en novembre 1957), on s’assura que les besoins physiologiques vitaux (respiration, circulation sanguine) étaient assurés et que la vie restait préservée durant des heures. Puis, lors du vol orbital de John Glenn (1962), on observa que l’on pouvait s’alimenter. Pas à pas, on comprit que la vie dans l’espace était possible (certes avec de nombreuses conséquences délétères), de quelques heures à plus d’une année – Gennady Padalka détient le record de durée totale passée dans l’espace avec 879 jours.

Le cosmonaute Gennady Padalka (au centre), commandant d’Expedition 19, l’astronaute Michael Barratt (à droite), ingénieur de vol de la NASA et Charles Simonyi, participant au vol spatial américain, quittent le bâtiment 254 pour saluer les officiels avant de monter dans l’autobus qui les conduira à la rampe de lancement Soyouz le 26 mars 2009 à Baïkonour, Kazakhstan. Wikipedia

Pour l’implantation d’une base lunaire ou d’un vol habité vers Mars, certaines connaissances sur les besoins physiologiques manquent encore. Ainsi, la capacité de reproduction (humaine) dans l’espace est inconnue. Les menstruations sont bloquées chez les femmes astronautes ; officiellement, à ce jour, aucun acte sexuel impliquant deux humains n’a eu lieu dans l’espace ; la gestation, les conséquences des radiations sur le fœtus (dont les malformations par mutations génétiques) et les complications éventuelles de l’accouchement sont ignorées.

Les besoins de sécurité : de l’absence de peur à la maîtrise raisonnée de l’angoisse du crash

Anciens pilotes d’essai et/ou de chasse, tous les astronautes pionniers avaient vécu ou survécu à des situations dangereuses, voire tragiques. Dans les années 50-60, piloter des jets était un métier très dangereux. Les pilotes de tous pays étaient confrontés à la disparition de collègues et amis lors d’essais en vol ou de frères d’armes en missions de combat ou d’entraînement. Neil Armstrong estimait que comme pilote de chasse en Corée, il avait encouru plus de risques que comme pilote d’essai ou astronaute. Les astronautes pionniers pourraient donc avoir développé une « habituation » à la mort et son corollaire, une « désensibilisation » au besoin de sécurité.

Ces besoins pouvaient aussi être moindres chez des hommes dont le sentiment d’insécurité était minoré par un biais cognitif appelé « optimisme comparatif ». Celui-ci fausse la perception du risque chez les individus (sur)exposés à des dangers objectifs. Cela pourrait se résumer ainsi : « Je suis moins vulnérable que les autres car je maîtrise mieux qu’eux les situations où il y a un danger. »

Les premiers astronautes ont peut-être été, aussi, de formidables chercheurs de sensations fortes (ou « super casse-cous ») comme le suggère le recrutement de l’astronaute Alan Shepard dans le film L’étoffe des héros (The Right Stuff, 1983). Réalité ou vision hollywoodienne ? Les pilotes militaires américains ont un vieil adage à ce propos : « Il y a de vieux pilotes, et il y a des pilotes intrépides ; mais il n’y a pas de vieux pilotes intrépides. »

Récemment, l’historien Matthew Hertsch révéla que les sept premiers astronautes américains (« The Mercury Seven ») n’étaient ni des casse-cous ni les plus respectés des pilotes d’essai des USA. Leur valeur aux yeux de la NASA (une agence civile) était précisément ce qui les rendait suspects aux yeux des pilotes militaires plus chevronnés : leur niveau académique, leur formation technique, et leur détermination à participer à une entreprise dangereuse marquant une rupture dans leur carrière militaire. De fait, Armstrong personnifiait le pilote d’essai perfectionniste, discipliné et consciencieux. Son style calme, doux et modeste était à l’opposé du stéréotype du pilote de chasse fougueux à l’excès dépeint dans Top Gun (1986). C’est en raison de ce caractère réfléchi qu’Armstrong fut choisi pour être le premier marcheur lunaire.

La fusée inspirée par la pyramide des besoins selon Maslow. Author provided

Affronter la peur du crash

Face à la peur du crash, les astronautes français présentent des stratégies de coping radicalement différentes. Patrick Baudry indique :

« Déjà tout petit j’ai toujours maîtrisé mes émotions, je n’ai jamais eu peur de ma vie… les émotions et les états d’âme ce n’est pas vraiment ma tasse de thé… »

Pour Jean‑François Clervoy :

« Les astronautes sont des machines pensantes surentraînées… même au décollage… on se sent superman car on est en confiance… La posture “supermanesque” est avant tout un pare-feu aux émotions négatives, telles que la peur et l’angoisse qui pourraient littéralement nous paralyser, nous figer. »

Et Jean‑Jacques Favier parle du Jour J en ces termes :

« C’est un jour important qui peut tourner à la catastrophe… L’excitation, la fierté et l’émerveillement laissent place à des pointes d’angoisse et le stress est réellement palpable… l’équipage se crispe… l’anxiété s’est répandue comme une traînée de poudre… c’est le point de non-retour, il faut se concentrer… Serions-nous tous fou ?… si tu veux te barrer c’est le moment, après il sera trop tard !… arrête tes conneries ne te laisse pas gagner par cette émotion… »

Le sens de la camaraderie

Les témoignages sur les besoins d’appartenance des premiers astronautes (« Mercury seven ») font défaut. Le concept de « right stuff » fut créé par la NASA pour les présenter en (super-)héros, et valorisait leur capacité à travailler sous pression et leur caractère individualiste.

Cependant, tous, anciens pilotes militaires, vivaient en pleine camaraderie au sein de leur groupe. Ainsi, pour Armstrong

« être pilote de guerre a un mauvais côté, la perte de camarades, et c’est douloureux ; le bon côté, ce sont les liens très forts créés avec ceux qui survivent, liens qui durent toute la vie ».

Les astronautes sélectionnés pour Gemini et Apollo avaient aussi la capacité à se fondre dans un collectif (les équipages étaient de deux ou trois membres). Armstrong disait de « Pete » Conrad (le 3e marcheur lunaire) : « Pete était le meilleur homme que j’ai connu. Il me traitait comme un frère ».


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C’est paradoxalement avec « l’échec réussi » d’Apollo 13 que l’on peut mesurer la puissance de l’appartenance au collectif NASA. Une défaillance technique majeure à 330 000 km de la Terre confronta l’équipage réfugié dans le LM Aquarius et les personnels du centre de contrôle au sol à leurs propres angoisses, leur capacité à mobiliser toutes leurs ressources et in fine leur résilience. Mais l’entraînement poussé en simulateur avait placé les astronautes au cœur d’une équipe. La première réaction en situation de crise fut de rassembler l’équip(ag)e et de travailler ensemble sur le problème, de se focaliser sur la solution à trouver, tout en rejetant l’obnubilation sur les conséquences désastreuses potentielles de ce problème.

Abandon de l’ego, rejet du conflit, concentration sur la tâche, appui sur le groupe en vol et au sol… C’est bien « l’intelligence collective » qui sauva Lowell, Haise et Swiger d’une errance éternelle dans le vide sidéral.

Aujourd’hui, pour les missions dans l’ISS, brassant cultures, nationalités, professions, religions… ce besoin d’appartenance est une qualité précieuse, discriminante et donc sélective pour la pleine réussite des missions longues. À bord, les conflits interpersonnels sont exclus car dangereux. Les astronautes contemporains sont certes des individus intellectuellement brillants mais n’échappent pas aux failles psychologiques. L’affaire Lisa Nowak montre en effet que « comme tout autre individu, les astronautes sont humains ».

Vertige métaphysique

L’engagement sans faille des astronautes pionniers a pu s’enraciner dans une quête presque mystique de participer à une cause plus grande que soi.

En « bon théoricien », Maslow affina son modèle (cf. la critique de sa théorie de 1969) en y ajoutant le besoin de transcendance de soi. La transcendance de soi est un trait de personnalité qui associe à l’expérience des idées spirituelles. Ce sentiment de connexion aux autres, source de joie, pousse à agir de façon altruiste, même au prix de sacrifices et privations.

Les astronautes pionniers ont accepté de risquer leur vie (sacrifice) et accepter de vivre très souvent éloignés de leur famille (privations) pour décrocher la lune. La démarche collective primait, comme le rappelait sans relâche Neil Armstrong. Leurs personnalités (certainement disparates) sont très éloignées en termes de tempérament et de caractère de celles des alpinistes et base-jumpers wingsuiters actuels qui risquent leur vie dans une quête autocentrée de performance.

Ce pan du travail de Maslow fut critiqué car il établissait un lien entre la psychologie et la spiritualité. Mais le témoignage de l’astronaute Claude Nicollier confirme ce besoin de transcendance :

« Je vis seul. L’aventure spatiale me fascine plus que jamais. Je partirais sans hésiter pour un voyage [vers Mars] simple course ! »

Dès l’origine des vols spatiaux, les réactions physiologiques et psychologiques des astronautes ont été scrutées à l’entraînement comme en vol. Offrir de son vivant son corps à la recherche biomédicale spatiale fait donc partie de l’engagement ; comme une contrepartie au vol. Thomas Pesquet nous le rappelle, un séjour de 6 mois en microgravité provoque une fonte musculaire de 20 à 30 %, une baisse de la densité osseuse de 10 à 20 %, ce qui compromet la motricité lors du retour sur Terre. Les astronautes sont peut-être moins des superhéros que des forçats.

« Nous sommes partis découvrir la Lune et nous avons découvert la Terre »

Maslow s’est également intéressé aux expériences paroxystiques, celles qui mettent en retrait l’ego devant quelque chose de grand. Précisément, la vision de la Terre à partir de l’espace (cf. le « lever de Terre » de William Anders, 1968 offre une perspective unique et inédite de celle-ci, pouvant engendrer des émotions extraordinairement fortes et des pensées métaphysiques. Aldrin, posant son regard sur la Terre depuis la lune, réalisa que :

« Toute l’humanité, toute son histoire, et toute son évolution se tenaient là, face à moi, à l’exception de trois hommes détachés de celle-ci… un moment exceptionnel. »

Nombreux furent (et sont encore) les astronautes submergés par une émotion mêlant une admiration ineffable de la beauté de la Terre et un sentiment d’identification et de connexion à l’humanité tout entière et à la Terre vue comme un « tout » vivant. En témoigne cette déclaration de Gene Cernan :

« De l’espace, vous ne voyez plus les barrières de couleur de peau, de religion, de politique qui divisent le monde… Je n’appartenais plus à la Terre. Pour toujours, j’appartiendrais à l’univers. »

L’éveil d’une conscience humaniste et environnementale

La « vision d’ensemble » (ou overview effect, décrite par Franck White en 1987) change durablement la perception du monde et d’eux-mêmes chez les astronautes qui l’éprouvent. Ils ressentent, pour reprendre les mots de Claudie Haigneré,

« la vulnérabilité de la Terre en observant des catastrophes naturelles s’y préparer comme des cyclones, des feux de forêt, des éruptions volcaniques, ils découvrent également les zones de peuplement par les lumières émises par les hommes la nuit ».

Les astronautes deviennent les membres d’équipage du « vaisseau spatial Terre ». Cette conversion du regard est l’un des aspects les plus positifs du vol spatial. Ce sentiment est si puissant que l’observation spontanée de la Terre est recommandée car salutogène (générant du bien-être) lors de longs séjours dans l’ISS.

Les astronautes d’Apollo avaient-ils été préparés à ces expériences paroxystiques ? Certainement pas ! Armstrong et Aldrin confieront à Bertrand Piccard, « qu’ils n’avaient été formés qu’à réussir techniquement leur mission, pas à anticiper émotionnellement la réalisation du plus grand mythe de l’humanité ».

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