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Rock’n’roll ou pas, les thésards en sciences de gestion d’aujourd’hui ?

Guillaume Canet dans son film Rock'n'Roll. Jean Claude Lother/Les Productions du Tresor

Deux enseignants-chercheurs en école de management se croisent en coup de vent dans un couloir hier matin. Le premier a 38 ans, l’autre quelques années de plus… L’un se passionne pour la psychologie sociale, l’autre fait de la sociologie.

Ils ont peu de temps, comme souvent, mais l’un demande à l’autre : « T’avais vu le film de Guillaume Canet, Rock’n’Roll » ?

L’autre lui répond : « Oui, why ? »

L’un : « Ça m’a trop fait penser aux doctorants d’aujourd’hui !

L’autre : « Mmh ? »

L’un : « Eh bien, je les trouve pas très rock’n’roll dans leur approche de la recherche, non ? »

L’un et l’autre se regardent d’un air perplexe… non, décidément non.

De ce rapide échange est née l’envie d’écrire cette chronique hasardeuse, pour voir s’il est possible de réveiller la « rock attitude » qui sommeille peut-être, même profondément, en certains de nos futurs collègues. Il en va de la préservation d’un temps de cerveau disponible à la créativité, à l’envie de faire un peu ce qu’on veut dans ce métier censé reposer sur l’énergie autonome de la pensée. Il en va de l’équilibre psychique de nombre de ces jeunes padawans académiques engloutis aujourd’hui, plus qu’hier, dans une vie monastique austère.

Pour étayer le « non, décidément non » qui conclut leur échange impromptu, l’un et l’autre ont pris le temps de « se raconter » un peu, par mails interposés.

Voilà ce que cela donne.

L’un : Un après-midi d’hiver…

Je marche dans les couloirs d’une business school française à la rencontre d’un collègue pour discuter « recherche ». Sur mon chemin, j’aperçois un jeune homme au look hipster, des piles de documents imprimés sous le bras, qui semble pressé tant sa démarche ressemble à une foulée. Le sprinter se transforme en sioux quand il se faufile discrètement dans une pièce.

Sur la porte, une pancarte vaguement colorée dit : « Phd room ». C’est la « ruche » des doctorants. Un brin nostalgique (j’ai obtenu mon doctorat neuf ans plus tôt), je pénètre dans le sanctuaire. Je hume l’ambiance, tel un fumeur abstinent qui inhale, narines grandes ouvertes, la fumée d’un passant. Pourtant, en entrant dans la pièce, j’ai une étrange sensation. L’atmosphère est pesante. On dit que les murs parlent : ceux-là semblent chargés d’émotions fortes à tel point que me vient à l’esprit sur le moment, toute proportion gardée, l’image du pénitencier d’Alcatraz que j’avais visité il y a bien longtemps…

Les mines des sept apprentis-chercheurs présents sont de la couleur de leurs cellules grises. Pas un sourire sur les visages, pas même un regard levé alors que l’inconnu que je suis profane leur temple. Les yeux sont fixés sur l’écran d’ordinateur, un peu comme dans une salle des marchés. Je me dis alors que des loups de Wall Street aux louveteaux de la recherche, il n’y a qu’un pas, le salaire et la vie délurée en moins.

Pierre, l’un des doctorants, s’adresse à l’un de ses congénères pour lui demander un renseignement sur une salle d’un cours. L’autre lui répond d’un ton laconique, « tic-tac », stoppant ainsi net toute tentative de discussion. Ces deux-là étaient en première année de thèse, celle qui en mon temps, rimait avec découverte, aventure, récréation, émulsion, et partage.

J’engage alors la discussion avec le doctorant qui venait de se prendre un vent. Je lui propose d’aller boire un café, chose qu’il accepte comme une délivrance. Un brin dépité, il me confie d’entrée de jeu :

« Vous savez, c’est aujourd’hui comme ça ! Chacun pour soi, chacun sa m… On rumine comme des bovins, parce qu’on a en tête que dans trois ans, le financement de l’école s’arrête. Et on se doit donc d’être dans ce timing précis sur le job market. On se doit de publier de bons articles ou du moins d’en avoir dans le “pipe” avant la soutenance [de thèse]. On se doit d’atterrir dans une institution prestigieuse sinon, c’est pas bon pour les stats du programme. La pression est telle que certains sont déprimés. D’autres “angoissent grave”, ils dorment et mangent mal… beaucoup jettent l’éponge. Ça doit changer de votre époque… »

Le « on se doit » et le « ça change de votre époque » me filent comme une claque. Les docteurs de ma génération n’ont pas connu de période de plein emploi, le métier de professeur (ou du moins l’image qu’on s’en fait) avait depuis longtemps amorcé un virage vers le « tout publication » et les exigences du programme doctoral sur la production académique et les employeurs cibles étaient déjà fortes.

Mais bien que soumis à ces mêmes lois quasi gravitationnelles qui régissent ce type de formations, je n’avais jamais ressenti à ce point un tel mal-être, une telle soumission à l’autorité, et une telle absence de camaraderie. Le tic-tac ne résonnait pas dans ma tête de jeune thésard H24, comme dans celle de Pierre ou du capitaine Crochet, dès les premiers lacets du col à franchir.

Les visages étaient souriants et la PhD room pullulait de discussions passionnées, d’éclats de rire. Nous avions du temps pour faire la fête, même un brin fauché ! Nous sortions aussi le nez dehors, rencontrions des profs et non profs pour confronter nos idées dans des lieux étrangers où l’on pouvait élargir un peu la pensée, comprendre un métier et son utilité ou sa pertinence pour les autres. Le tic-tac s’enclenchait plus tard, lors de la rédaction finale et de la soutenance de la thèse.

Je me dis alors que je n’étais pas tombé au bon endroit et que l’ambiance devait forcément être plus optimiste et récréative ailleurs. Les chercheurs appellent cela un biais confirmatoire, une tendance à vouloir valider les théories qui nous sont chères, même si elles sont fausses. Je décidai alors d’investiguer huit autres « PhD room », dans d’autres grandes écoles et universités en France. J’appelai aussi une vingtaine de collègues de ma génération pour prendre le pouls. Malgré un panel élargi, cela n’arrangea pas l’affaire. Je les voyais tous (ces doctorants), ou du moins une grande majorité d’entre eux, malheureux. Un malheur que beaucoup expriment aujourd’hui sur leurs propres blogs avec des articles évocateurs du type « La thèse nuit gravement à la santé ».

Ce qui m’avait poussé à faire ce métier était à l’époque, le tout cumulé : un côté défroqué, un intérêt passionné pour un sujet de recherche, le goût de l’autre, un aspect entrepreneurial, l’autonomie, la curiosité, la liberté d’étudier n’importe qui n’importe où dans n’importe quel contexte, l’autonomie du temps, la qualité nutritive des échanges entre collègues, une forme de jeunesse éternelle aux contacts d’étudiants qui vous poussent sans cesse à mettre à jour vos théories et les slides PowerPoint qui vont avec… rock’n’roll quoi, sans jeunisme branché.

Sic.

De l’un à l’autre.

Extrait du film Rock’n’Roll. Pathé

L’autre : flash-back

C’est flippant, mais c’est ça, tous ces nez braqués sur l’écran à décortiquer des camions d’articles, à apprendre la norme, à devenir la norme… !

Back to the future : retour à l’époque où j’étais doctorant. Siècle dernier.

Je me promène la nuit dans l’obscure clarté d’une usine chimique. C’est beau une usine la nuit, c’est comme un manège illuminé. Six mois sur ce terrain empli de monstrueux ateliers, à tenter de pétrir le pétrin des ouvriers, à observer leur camaraderie fatiguée quand pointent les premières lueurs du matin, à saisir le sens de leurs blessures corporelles face aux caprices des produits qui lacèrent leur peau, à pleurer même une fois ou deux, devant leur sage désespoir. Au sortir, pas d’article, par de conférence, pas de livre. Juste le sentiment d’une écrasante confirmation : je veux être chercheur.

Puis trois années à se promener entre services administratifs, émois des employés, agences locales apeurées et siège central implacable, où des décisions de modernisation viennent s’encastrer dans les tours de main du commercial, dans les amitiés « déviantes » avec le client, dans le geste de la signature de contrat sur le zinc, après deux ou trois apéros. Le vendeur d’avant. Conflits de métiers et bureaucratie à l’aube d’une nouvelle époque, celle du digital… Ethnographie d’une banque, une thèse, un bouquin, quelques articles. Un lien indéfectible avec quelques personnes rencontrées au hasard de la géographie un peu hostile en plein hiver d’une banque locale qui court après son glorieux passé.

Entre les séjours sur le terrain, la bande de copains au labo : le sentiment de vivre une aventure scientifique et amicale, à la croisée des problématiques d’entreprises et des questions de recherche émergentes, jamais sûres, jamais pleinement théorisées. Au diable la question théorique, au diable les objectifs de publication, place aux débats passionnés et arrosés, place aux idées saugrenues et inattendues, sous la houlette de quelques seniors bienveillants. La recherche rock’n’roll…

La rockitude scientifique ignorait les peurs, souvent imaginaires, d’aujourd’hui : envie de tout, un joyeux appétit de chercher ce qu’on veut, au mépris du qu’en-dira-t-on institutionnel. Suivre la maxime de Dylan : « un homme a réussi sa vie s’il se lève le matin, va se coucher le soir, et fait ce qu’il veut entre les deux ». Mais sous son air nonchalant et vaguement flétri par les absorptions de la veille, le doctorant-rocker avait le cerveau en ébullition, vrillé par la passion, englouti par le boulot, les mains raides de trop écrire, mais toujours le sourire aux lèvres dans l’attente du prochain itinéraire inattendu… plutôt que de la décision immanente d’un quelconque éditeur.

L’un et l’autre : c’était mieux avant

Nous sommes tous les deux d’accord, « c’était mieux avant ! ». Au risque de passer pour de vieux cons réacs, cherchons à comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Et chassons les fautifs.

• Le directeur

Nous avons demandé à des thésards de nous livrer un coupable en pâture. Nous pensions qu’au premier rang des accusés siégeraient les directeurs de programmes doctoraux. Certes, beaucoup d’entre eux tiennent, à la manière de supers nannys ou de vassaux de fiefs, des discours durs, froids, autoritaires, essentiellement alimentés par des statistiques et des rankings, avec en corollaire un niveau d’exigence et d’attendus normés frôlant la perversité… Au placard la passion du métier, place au benchmark désincarné et à l’imitation d’un modèle anglo-saxon dont la date de péremption est pourtant proche. Mais ces postures ne sont pas neuves, elles existaient déjà à notre époque. Elles sont comparables à celles de nos parents souvent bienveillants, représentant des mises en garde ou de grandes lignes tracées à l’épais marqueur pour distinguer finalement le bien du mal. Aidantes donc, mais souveraines absolues. On le sait tous, notre éducation est faite aussi, une fois la messe dite, de moments plus rock, de brins de folie douce, de contrepoints, de transgressions, d’idées venues d’ailleurs, d’envies de faire les choses autrement… tout aussi important dans la construction du personnage que nous allons être.

• Le marché

Dans l’imaginaire partagé des chercheurs louveteaux, le marché du travail est tendu, et terriblement angoissant : qu’est-ce que je vaux après tout, il y en a tant qui sont meilleurs que moi ! Pourtant, à en croire la note d’information n°3 de Février 2017 émanant du ministère de l’éducation sur la situation professionnelle des docteurs, cette angoisse doit être mise en perspective. En effet, la note révèle que l’insertion professionnelle se fait en deux temps. Certes, les cinq premières années suivant la soutenance de thèse sont marquées par une certaine précarité avec un taux de chômage de 9 % pour les doctorats en sciences humaines (bien inférieur à d’autres disciplines) mais essentiellement liée, pour ceux qui s’engagent dans la voie académique, à la recherche de l’obtention de la fameuse titularisation à la fac et de la Tenure en école. Une sorte de Graal leur permettant d’avoir un contrat à durée indéterminée quasi irrévocable, s’ils publient suffisamment. Soit.

Mais selon une enquête du centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq) publiée en 2017, les docteurs décrochent un premier emploi (pas nécessairement permanent) rapidement. Après cinq ans, les docteurs se distinguent même selon la note ministérielle précédemment évoquée par un taux d’emploi et de salaires élevés, notamment quand ils décident de travailler dans une école de management. N’oublions pas qu’il y a le marché affiché, celui des offres d’emploi publiées qui est marqué par une concurrence forte face à des internationaux bardés de publications, et un marché caché où la demande, si l’expertise intéresse, peut amener l’offre. De quoi donner un peu d’espoir aux louveteaux.

• Le vrai fautif ?

Mais de nos observations, il s’avère que l’un des principaux coupables dans cette histoire n’est autre que la victime elle-même. Chez les gens des PhD rooms, un nombre important s’engage dans la recherche avec pour motivation première d’éviter l’entreprise ou, parce que, ne sachant pas quoi faire d’autre à part « étudier », ces premiers de la classe se tanguysent en avalant mécaniquement, sans plaisir, les kilomètres d’une autoroute toute tracée, les uns après les autres, Bac + 1, Bac + 2, Bac+3… pour finir à Bac + 8. Terminus, tout le monde descend. La route s’élève, les sentiers sont escarpés, le sol glissant, il faut continuer à pied. Cela peut vous couper les jambes.

D’autres fautifs entrent bien entendu dans l’équation : il y a par exemple les revues et les maisons d’édition qui font un trafic juteux de la quantité invraisemblable de papiers soumis dont l’essentiel ne sera jamais publié (ni lu, mais ceci est une autre histoire) ; il y a les comportements des éditeurs en chef de ces revues, des relecteurs tout-puissants, c’est-à-dire des chercheurs eux-mêmes, qui entretiennent sous des prétextes d’accroissement des standards de qualité, un business destructeur (une « bonne » revue se doit d’entretenir un taux dit de « rejet » très élevé, de l’ordre de 90 à 95 %) confusément paré des vertus de l’apprentissage de la dureté et de la concurrence. De quoi décourager les plus forts. La recherche est-elle donc une planche de salut ou un bourbier ?

Être vraiment rock’n’roll ! Jean Claude Lother/Pathé/M6

Être rock’n’roll ?

Nous n’avons pas de mesures à proposer qui puissent réformer une industrie académique férocement ancrée dans ses principes. Il y a peut-être juste quelques ingrédients simples pour mieux vivre l’expérience doctorale.

Refusez qu’on vous impose un sujet de thèse rasoir. C’est à vous de trouver et de défendre des problématiques qui vous tiennent à cœur, en vous assurant toutefois que ces dernières soient suffisamment pertinentes pour assurer plus tard votre employabilité et une saine excitation au travail. C’est possible : le plaisir peut voisiner avec une certaine dose de pragmatisme.

Ne pensez pas tout de suite « papiers de recherche », mais faites de la recherche. C’est comme de vouloir absolument connaître le nombre de calories brûlées, avant même de vous lancer sur un sentier de randonnée. Partez sur un terrain, mettez vos sens en éveil à la découverte des contrées du social qui sont immenses, et ainsi, soyez assurés d’avoir quelque chose à dire. Certes, il nous faut publier pour exister et faire monter l’ascenseur promotionnel. Mais de là à ce que le taux de publication définisse une personnalité scientifique, nous trouvons cela bien triste et surtout dangereux : « Qui es-tu ? » « J’ai publié deux articles de rang A. » Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est ainsi que certains se présentent dans les conférences.

Le « tout publication » a amené au désamour de la recherche en elle-même. Si vous n’éprouvez aucun plaisir à effectuer des études en laboratoire, sur le terrain, à décortiquer, à rencontrer, etc., pourquoi faire ce métier ? Certainement pas pour recevoir à longueur de temps des lettres de rejet (des éditeurs) plus ou moins compétentes et plus ou moins bien intentionnées.

Aussi, essayez d’inclure dans votre équation personnelle la pédagogie. C’est là l’un des nerfs de la guerre car le ping-pong recherche-pédagogie est au centre de la création de sens dans ce métier. Pourquoi faire de la recherche en sciences sociales si derrière, les résultats n’atteignent jamais leur cible, c’est-à-dire les gens ? Écrit-on pour être vaguement lu par vingt collègues ? Pourquoi à ce point éviter, quand on fait de la recherche en psychologie, anthropologie, sociologie, théories des organisations, etc., les gens d’ici et d’ailleurs, en se planquant derrière des écrans et des problématiques fumeuses ? Et si le face à face ennuie ou effraie, différents moyens existent pour converser avec eux, du livre [figure honnie par tant de hérauts de la bonne publication] en passant par le MOOC ou le webinar par exemple, générateurs d’échanges après leur publication. De ces interactions naissent des opportunités, des terrains de recherche, l’inattendu, de nouvelles amitiés, de belles soirées, le fun… ! En sciences humaines, il n’y a pas de lieux ou de personnes non-grata : tout le monde est bienvenu dans l’antre des laboratoires.

Au bout du compte, le louveteau de la PhD room s’est-il posé la bonne question : pourquoi vouloir faire ce métier ? Cette question semble évidente, et utile dans toute profession marquée par une éthique, un sentiment vocationnel, autre chose que la quête d’une position.

Le doctorant pourrait redevenir maître de ses idées. Il pourrait construire une question un peu à son image, et la faire grandir, fructifier, sous différentes formes, différentes latitudes et dans différents hémicycles…

Au-delà des doutes et des ambitions, bien légitimes, retrouver la promenade du flâneur, dans l’usine, dans les villes et les territoires où vivent des gens. Vider son cerveau des obstacles à venir qui le hantent pour à nouveau investiguer audacieusement le monde et voir ce que cela donne. Une chance incroyable offerte par la recherche en sciences sociales.

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