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Des Rwandais, assis dans les tribunes, tiennent des bougies dans le cadre d'une veillée aux chandelles lors du service commémoratif au stade Amahoro, dans la capitale Kigali, le 7 avril. Le Rwanda commémore le 25e anniversaire du génocide qui a vu près d'un million de Tutsis et de Hutus modérés massacrés en 100 jours. AP Photo/Ben Curtis

Rwanda: comment le génocide a affecté le cerveau des survivants

Le soir du 7 avril 2019, j’étais au stade Amahoro, à Kigali.

En 1994, 25 ans auparavant, ce lieu a servi de refuge pour des milliers de Tutsis tentant d’échapper aux attaques des Interahamwe, les génocidaires qui vont massacrer près d'un million de personnes en 100 jours.

Lors de cette soirée de commémorations du 7 avril, qui marque le début du génocide contre les Tutsis au Rwanda, on entendait des hurlements déchirants. Certaines personnes, des femmes surtout, semblaient replongées dans le passé, comme si elles étaient à ce moment même pourchassées par les tueurs.

Les événements extrêmes comme le génocide de 1994 au Rwanda ont évidemment des conséquences pour la santé mentale. Les symptômes de dépression, d’anxiété, de stress post-traumatique sont bien documentés.

Au Rwanda, la population entière est sensibilisée au « trauma ». Lors des commémorations, il est attendu que ces symptômes soient exacerbés. Même si certaines des manifestations du stress post-traumatique peuvent avoir des spécificités culturelles, plusieurs sont observées à travers toutes les cultures. Ce sont celles liées à des événements qui menacent l’intégrité et la survie (agressions sexuelles, accidents de la route, guerre, mort subite d’un proche, etc.).

Les survivants font l’expérience de cauchemars, d’agitation physiologique, de reviviscences; ils revivent l’événement au présent, comme ces dames dans le stade le soir du 7 avril.

Des conséquences affectives et cognitives

Plusieurs études conduites au Rwanda ont montré que la prévalence du Trouble de Stress Post-Traumatique peut atteindre 19% à 25% de la population générale, jusqu’à 20 ans après le génocide, ce qui est extrêmement élevé comparativement à la prévalence mondiale, estimée à environ 3% à 4%.

On comprend aisément que des événements tels que le génocide provoquent des séquelles affectives. On soupçonne moins qu’ils ont également des conséquences cognitives. C’est sur cette dimension que porte nos travaux de recherche, entre autres au Rwanda.

Depuis 2014, nous avons rencontré plus de 650 Rwandais. Nous leur avons demandé de nous parler de leurs expériences du génocide et nous avons évalué leur mémoire, leur raisonnement, et plusieurs autres fonctions cognitives.

À la suite du génocide des Tutsis au Rwanda, l’atteinte cognitive la plus évidente est la sur-activation de la mémoire : le souvenir qui revient à la pensée fréquemment, soudainement, comme si la personne revivait l’événement au présent, comme ces dames au stade, le soir du 7 avril.

Il y a souvent un manque de contextualisation du souvenir, qui fait que la personne vit le passé au présent. Dans nos études au Rwanda, nous avons observé qu’une personne sur deux rapporte penser au génocide au moins une fois par semaine, une personne sur cinq une fois par jour. Pour les rescapés Tutsis, le contexte quotidien, les lieux et les gens, sont autant d’indices qui rappellent incessamment le souvenir des événements de 1994.

Des souvenirs désincarnés

Paradoxalement, la mémoire est à la fois suractivée et sous-activée suite au trauma. La mémoire « surgénérale » est un phénomène qui existe chez les rescapés du génocide des Tutsis au Rwanda, comme chez d’autres populations exposées à des événements hautement émotifs.

Lorsqu’on demande aux rescapés de nous rapporter leur souvenir le plus marquant relié au génocide, un souvenir associé à une journée précise et un lieu spécifique, certains nous disent quelque chose comme: « Il y avait des gens, des Interahamwe, qui tuaient d’autres gens ». Ces souvenirs sont presque sémantiques, désincarnés, c’est-à-dire des connaissances générales plutôt que des souvenirs personnels.

Les gens qui ne souffrent pas de symptômes de stress post-traumatique peuvent plus facilement récupérer des souvenirs spécifiques, associés à un moment particulier et un lieu identifiable, tels que: « Une journée, ma mère et moi avons été arrêtées à un barrage. Il était tard et les miliciens étaient fatigués. Ils avaient déjà intercepté plusieurs Tutsis cette journée-là. Ma mère a pu marchander notre passage. Je ne sais pas comment elle a réussi ».

On pourrait penser que les souvenirs surgénéraux servent à éviter les émotions négatives que susciteraient des images trop spécifiques. Or, c’est un mode de pensée plus global que le simple évitement, puisqu’on le constate aussi pour les souvenirs positifs et neutres.

On sait que l’activation d’un souvenir et du contexte dans lequel il est survenu sont deux processus au moins partiellement dissociables dans le cerveau. Lorsqu’on leur demande d’imaginer un événement futur, joyeux ou neutre, on constate la même absence de spécificité, les mêmes contours flous. Il est difficile de se projeter dans le futur si on ne peut pas l’imaginer.

Un survivant rwandais du génocide de 1994 devant les ossements des victimes du génocide dans une fosse commune à Nyamata, au Rwanda. AP Photo/Sayyid Azim

Un impact sur la mémoire à court terme

Au-delà de la mémoire autobiographique, celle qui garde la trace des souvenirs personnels, une autre forme de mémoire peut avoir un impact important sur la construction du futur : la mémoire à court terme.

La mémoire à court terme maintien en tête, au moment présent, l’information nécessaire pour accomplir la plupart des tâches cognitives, de la compréhension du langage à la résolution de problèmes, en passant par le calcul mental et la recherche d’une destination dans un endroit inconnu.

On sait que le stress et le trauma ont un impact sur la mémoire à court terme.

C’est le cas au Rwanda. Nous avons demandé aux participants de nos études de dénombrer le nombre d’événements qu’ils ont subis durant le génocide (avoir perdu un proche, avoir été blessé, avoir eu ses biens pillés, avoir été violée, etc.). Les gens qui rapportent plus de ces événements ont de moins bonnes habiletés de mémoire à court terme, par exemple, ils ont plus de difficultés à répéter des informations qu’ils viennent d’entendre. Des mécanismes neurophysiologiques (hormones de stress et cerveau) et cognitifs (pensées intrusives) pourraient expliquer ce lien. Ainsi, en plus des défis financiers, émotifs, sociaux et affectifs importants auxquels doivent faire face les rescapés, on peut aussi ajouter les défis cognitifs.

Le portrait peut paraître sombre mais les facteurs cognitifs peuvent aussi être considérés sous un angle constructif. Par exemple, l’intelligence, l’éducation et le raisonnement abstrait peuvent être des facteurs de protection contre le développement de symptômes de stress post-traumatique.

Les Rwandais qui font preuve de meilleures capacités de raisonnement abstrait présentent moins de symptômes psychopathologiques, pour un même niveau d’exposition aux événements traumatiques liés au génocide. Juste à côté, en République Démocratique du Congo, une étude récente a montré que l’éducation est associée à moins de symptômes de stress post-traumatique, particulièrement chez les filles .

Il y a de bonnes raisons de croire que la pensée abstraite, la capacité à utiliser le raisonnement symbolique (qui nous permet de verbaliser et donner du sens à nos expériences avec des mots) peut favoriser l’adaptation suite aux expériences incommensurables telles que le génocide.

<image id=“269075” align=“centre” source=“AP Photo/Ben Curtis” caption=“La Gouverneure générale du Canada, Julie Payette, participe à la Marche du souvenir, à Kigali, le 7 avril 2019. Elle est notamment accompagnée du président rwandais, Paul Kagame, et du premier ministre belge, Charles Michel.”

La cognition, notamment le raisonnement, peuvent être au cœur non seulement de l’ajustement personnel suite à l’exposition à un conflit, mais aussi de la construction d’une paix durable. Les attitudes envers la réconciliation et l’unité sont des enjeux politiques complexes, influencés par la justice, les politiques gouvernementales, la situation économique et de multiples autres facteurs.

Au niveau individuel, la santé mentale et la santé cognitive sont fortement liées aux attitudes envers la réconciliation. Au Rwanda, les individus qui présentent plus de détresse psychologique sont moins ouverts à la réconciliation. De même, les participants qui savent raisonner de façon logique, surtout à propos de sujets émotifs liés au génocide, sont plus favorables à la réconciliation. Ils sont aussi plus optimistes face à l’avenir.

On ne sait pas si agir sur la santé mentale au Rwanda, ou dans d’autres sociétés post-conflit, influencerait directement les attitudes envers la réconciliation. De même, on ne sait pas si augmenter l’accès à une éducation de qualité, qui favoriserait la pensée logique et le raisonnement symbolique, améliorerait la santé mentale à la suite d’une exposition à des conflits armés.

Nul doute que des études permettant de répondre à ces questions viendront, maintenant que l’on commence à apprécier le rôle important des facteurs cognitifs dans ce contexte. Sans négliger les facteurs sociaux, politiques et économiques, les études récentes laissent penser qu’il est essentiel de s’intéresser à la santé affective et cognitive afin de construire une paix durable. Cela permettrait peut-être d’apaiser les cris de ces dames lors des commémorations. 

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