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Ségrégation ethnique : une réalité de l’école d’aujourd’hui ?

Si l'école est en apparence ouverte à tous, les chemins des élèves se séparent très vite selon leurs origines sociales. Shutterstock

Dans son projet historique, l’école de la République a une double visée : d’une part, l’établissement d’un système méritocratique, d’autre part, l’unification des différences par la construction scolaire d’une nation. Sur le terrain pourtant, la mixité, qu’elle soit sociale ou ethnique, est loin d’être la règle. Peut-on parler de ségrégation ethnique voire même d’éducation séparée dans l’école de 2018 ?

Si le système scolaire s’est massifié, avec la création du collège unique depuis la réforme Haby (1975), la séparation scolaire n’a pas disparu. On peut la repérer à partir de la différenciation des publics selon les filières, qu’il s’agisse de types de scolarisation, de types d’établissements, de séries de baccalauréat ou de classes peu perméables. Les chercheurs ont depuis longtemps analysé les différenciations sociales. Aujourd’hui, cette ségrégation sociale se combine avec une ségrégation ethnique, engendrant une désillusion collective face à l’école et de nouvelles frustrations.

L’envers des 80 % au bac

Plus l’école est en apparence ouverte au plus grand nombre, plus l’échec scolaire est perçu par les familles et par les enseignants comme à l’origine d’un sentiment de « déshonneur » individuel. Lancée par Jean‑Pierre Chevènement en 1985, l’injonction politique de 80 % d’une génération atteignant le niveau du baccalauréat sert d’étalon à la mesure des trajectoires scolaires individuelles.

L’objectif statistique ainsi déterminé participe à la relégation de jeunes – ici des banlieues et souvent issus de l’immigration – dans des filières dévalorisées du lycée et du premier cycle universitaire. L’orientation et la sélection sont sans doute plus significatives comme critères d’évaluation des performances scolaires et des hiérarchies qui leur sont associées qu’un objectif « aveugle » de 80 % d’une classe d’âge obtenant le niveau baccalauréat.

L’école ne se contente pas de subir la ségrégation urbaine et son évolution. Elle fabrique elle-même de la ségrégation, voire en génère : on voit ainsi interagir les stratégies résidentielles et scolaires des familles, le découpage mais aussi l’assouplissement de la carte scolaire, la gestion des dérogations, les politiques des établissements (offre d’options spécifiques, par exemple) et la constitution des classes. Or il existe, selon Marie Duru-Bellat, une influence de la composition sociale du public scolaire sur les attitudes et les comportements des élèves et des enseignants. Toutes les recherches empiriques confirment notamment que la quantité et la qualité de l’enseignement dispensé en classe sont modulées par la composition sociale du public.

Une réalité qui échappe aux statistiques

Ainsi, la ségrégation est porteuse d’une diversification qui est source d’inégalités, puisque les conditions d’un enseignement stimulant semblent davantage réunies dans les établissements à public homogène. Souvent renforcée par la constitution de classes de niveaux, la ségrégation sociale entre établissements, si elle affecte de manière modérée les apprentissages des élèves, marquerait encore davantage leur expérience scolaire. Cela se répercute aussi sur la construction de leur personnalité, via à la fois les réactions à visée adaptative des enseignants et la dynamique qui s’instaure avec eux et entre les élèves eux-mêmes.

Il y a « éducation séparée » quand se conjuguent en même temps des chances statistiques d’être scolarisé dans tel et tel établissement, différentes selon l’appartenance sociale et/ou ethnique, et les conséquences négatives de cette mise à l’écart sur le parcours scolaire. Cette réalité est difficilement mesurable. En France, les statistiques ethniques sont officiellement interdites, comme si la statistique elle-même était performative et discriminatoire, alors même que c’est bien la réalité qui l’est.

On y analyse donc les inégalités de recrutement en liant les catégories sociales (professions des parents) et les inégalités scolaires. Les critères aisément disponibles sur l’origine des jeunes, tels la nationalité des élèves et le lieu de naissance des parents, ne sont pas pertinents : la majorité des jeunes dont les parents sont issus de l’immigration postcoloniale possèdent la nationalité française.

La stratégie des prénoms

Pour résoudre cette difficulté, les sociologues ont recours à plusieurs stratégies : Georges Felouzis, par exemple, se fonde sur les prénoms des élèves, sans oblitérer les erreurs systématiques que cela induit. Il agrège dans une même catégorie les prénoms musulmans, turcs et africains dans le groupe allochtones, non qu’ils appartiennent à une même culture ou origine, mais parce que les individus originaires de ces aires culturelles peuvent faire l’objet de pratiques ségrégatives et discriminantes.

La mesure de la ségrégation ethnique par les prénoms a bien sûr des limites car le lien n’est pas direct et systématique et certains liens significatifs ne sont pas apparents. Ainsi, le groupe allochtone sous-estime les élèves susceptibles d’être l’objet d’une ségrégation ethnique puisqu’il ne prend pas en compte les élèves noirs des territoires et départements d’outre-mer ni les élèves de nationalité française d’origine d’Afrique noire et de confession chrétienne dont les prénoms sont codés autochtones.

Du point de vue qui nous intéresse, soit la mesure de la ségrégation ethnique dans les établissements scolaires, ces limites sont minorées. Certains prénoms sont plus « fiables » que d’autres car quasi exclusivement employés par des familles d’origine étrangère. C’est le cas des prénoms musulmans qui ne sont que très marginalement utilisés par les classes moyennes autochtones. Les élèves dont le prénom est « Mohamed », « Malika » ou « Youssef » sont très majoritairement issus de familles musulmanes. En tenant compte des limites inhérentes à l’indicateur et sans gommer les polémiques initiées par la démarche du maire de Béziers, l’utilisation du prénom a du sens pour faire un diagnostic des ségrégations ethniques entre établissements, entre séries et entre classes.

Une éducation séparée

Les travaux de Felouzis montrent une ségrégation ethnique (et sociale) entre établissements scolaires, corrélée à la fois aux stratégies résidentielles de familles, à la carte scolaire définie à partir de territoires socialement ségrégués et aux dérogations demandées et accordées plus fréquemment aux publics favorisés. Les collèges les plus ségrégués d’un point de vue ethnique le sont aussi socialement et scolairement et les élèves du Maghreb, d’Afrique noire et de Turquie cumulent les handicaps sociaux et scolaires. Ces derniers sont cantonnés dans des proportions considérables dans les établissements les plus défavorisés.

La ségrégation en fonction de l’origine ethnique des élèves est bien plus marquée que celle qui s’opère en fonction des origines sociales ou économiques, et cette mise à l’écart est un facteur déterminant de leurs acquis scolaires plus faibles. Ces disparités se traduisent par des conséquences pédagogiques, les enseignants adaptant leur niveau d’attentes, leurs critères d’évaluation. Cette adaptation « par le bas » accroît encore les disparités. Cela implique pour ces élèves des conditions de scolarisation peu favorables aux apprentissages et un climat scolaire dégradé.

Ce phénomène n’est évidemment pas propre aux collèges. Il affecte aussi les écoles maternelles et élémentaires, même s’il n’est pas simple d’obtenir des données. À titre illustratif, voici deux nuages de mots très significatifs : ils concernent les prénoms des enfants de deux maternelles du Vaucluse, situées à cinq kilomètres l’une de l’autre. Les données de septembre 2018 correspondent à celles que nous avions obtenues en mai 2015.

Bien sûr, ce n’est pas une démonstration en ce que nous ne présentons ici que deux écoles maternelles.

Prénoms les plus fréquents dans le premier établissement.
Prénoms les plus représentés dans le deuxième établissement.

Il s’agit donc d’une véritable homogénéisation ethnico-scolaire. Le pourcentage de prénoms arabo-musulmans est quasiment de 100 % dans la première école et de 0 % dans la seconde école. Bien sûr ce n’est pas une démonstration en ce que nous ne présentons ici que deux écoles maternelles mais l’illustration d’un phénomène que nous pensons massif.

Des observations comparables peuvent se faire entre les lycées, voire même entre les classes et les filières (les prénoms arabo-musulmans étant surreprésentés dans la série STG, série socialement plus dévalorisée).

Un diagnostic de grande ampleur s’impose. L’Éducation nationale est-elle prête à donner accès à ces listes d’élèves à des chercheurs pour permettre des résultats fiables ? Tel est l’enjeu qui permettrait une politique éducative de mixité sociale et ethnique car au-delà d’inégalités scolaires, cette éducation « séparée » est dommageable au vivre-ensemble.

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