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Sexe, argent et transmission : remarques sociologiques sur la succession de Johnny Hallyday

L'épineux dossier de l'héritage de Johnny Hallyday (ici au Festival de Cannes avec son épouse Laeticia, en 2009) permet d'esquisser quelques réflexions sur la question de la transmission. Jaguar PS / Shutterstock

« Sexe, argent et transmission », voilà qui semble être le fil rouge de la succession de Johnny Hallyday. Bien sûr, on ne connaît pas, ou pas encore, le dessous des cartes, le détail des fondations ou trusts, mais on en sait suffisamment, entre les mariages successifs, les enfants des différents lits, les déplacements entre la France, les paradis fiscaux et les États-Unis, pour esquisser quelques réflexions sur cette question de la transmission.

Qu’est ce que transmettre ?

En latin, transmittere signifie « envoyer de l’autre côté, faire passer », mais aussi « passer de l’autre côté, négliger ». Transmettre, c’est donc à la fois agir et « être agi », faire et faire faire (voire, ne pas faire… ). Dans la transmission, il y a une part d’action du sujet, et une part d’inaction ou de soumission. Il y a donc une ambivalence profonde dans cette transmission, qui à la fois installe et soumet, libère et entrave. Le poids de l’héritage fait qu’il « oblige » – « Noblesse oblige », s’intitulait le film anglais où le personnage interprété par Alec Guinness, lointain héritier d’un titre de noblesse, assassinait tous les héritiers qui prévalaient sur lui pour hériter du titre convoité…

Bande-annonce du film Noblesse oblige. (1949).

Transmettre, c’est aussi s’inscrire dans un temps que l’on veut prolonger, c’est une lutte contre les jours qui passent. Que ce soit dans une tradition professionnelle ou une filiation familiale, la transmission permet le passage d’objets matériels et immatériels d’une génération à l’autre, d’expérimentés à novices. Ceux qui ne peuvent transmettre, par absence de descendants ou successeurs, peuvent se désoler que rien ne leur survivra.

La transmission est une préoccupation sociale centrale. Simone de Beauvoir, dans « Mémoires d’une jeune fille rangée », montre bien que ses parents, n’ayant pas la possibilité de « doter » leurs filles après des revers de fortune, les poussent à travailler, n’étant pas sûrs de pouvoir les marier selon les principes de leur milieu. Simone de Beauvoir va ainsi se lancer dans des études de philosophie et l’enseignement, avec le succès que l’on sait.

Le souci de transmission s’accompagne de toute une circulation de dotations, matérielles et immatérielles, qui apparaissent comme autant de garants d’une transmission réussie. Déroger à ces règles, c’est prendre le risque de se déclasser. Inversement, l’ascension sociale de la bourgeoisie fortunée vers l’aristocratie a été longtemps une sorte d’accord qui permettait aux premiers d’accéder à un statut social vu comme supérieur, et aux seconds, en « redorant leur blason », de maintenir leur train de vie. Dans le célèbre À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, madame Verdurin, riche bourgeoise un peu ridicule, va devenir la princesse de Guermantes, ce qui représente l’accomplissement de toute une vie passée à chercher à s’élever socialement.

Sexe et filiation : la force des institutions

La transmission dans le cadre familial suppose de répondre à la question « à qui transmettre ? ». La question de la filiation met à l’épreuve la notion même de famille : les bâtards de l’Ancien Régime, aujourd’hui les enfants hors mariage, les enfants d’un deuxième lit ou issus de GPA reposent à chaque fois la question des frontières du groupe, et notamment au regard des successions, comme dans le cas Hallyday.

La filiation est encadrée par des normes instituées, et en premier lieu le mariage : le mariage est une institution qui norme (du latin instituere : établir, organiser, régler). Les institutions comme le mariage établissent une norme de la sexualité et de la transmission dans les familles. Cette norme évolue, avec l’acceptation légale du divorce, puis du mariage homosexuel, etc. On voit bien qu’il ne suffit pas de se dire « Ah, que je t’aime… » pour que tout se passe comme prévu : le social est là, et il demande des comptes.

« Que je t’aime » interprété par Johnny Hallyday à Montreux en 1988.

Que transmet-on ?

La transmission est à la fois matérielle (patrimoine génétique, possessions, etc.) et immatérielle : une culture, des relations sociales, bref du capital social (réseaux, connaissance des règles du jeu du social), culturel (maîtrise de la culture et de ce qui doit être su), et symbolique (lié à un statut), comme l’a souligné le sociologue Pierre Bourdieu dans ses « Méditations pascaliennes ». En cela, la sociologie considère qu’on hérite dès la naissance : on bénéficie de tous les capitaux immatériels au fur et à mesure de l’éducation, et des capitaux matériels au cours des donations ou des décès.

Mais on transmet aussi une histoire, ce que nous montre récemment l’épigénétique, qui s’intéresse aux transformations cellulaires liées, entre autres, aux conditions de développement des organismes vivants du fait de leur environnement. Ainsi, notre corps s’adapte en permanence à son environnement, et transmet ces adaptations, à notre insu. En cela, notre corps sait quelque chose de notre histoire que nous ignorons peut-être. On retrouve un écho ici de ce qui a été développé par la psychologue Anne Ancelin Shutzenberger dans son livre « Aïe, mes aïeux ! ».

La transmission se fait essentiellement par don. Que l’on donne des savoirs, des acquis de l’expérience, des capitaux économiques ou que l’on partage des capitaux sociaux, le don, conscient ou inconscient, fait presque toujours partie du processus de transmission. Le don est aussi un lieu où se mesurent les inégalités, qui peuvent nourrir les griefs dans les familles. Il peut y avoir des tentatives de compensation, mais le fait de compenser par de l’argent des absences de don immatériel (affection, etc.) ne sert très souvent à rien, sinon à officialiser le préjudice initial. Pour revenir au cas Hallyday, et sans connaître le détail de ce qui a pu être fait dans le passé, il est clair que le fait de « disparaître » du testament, de ne pas être inclus dans la succession, confère inévitablement aux premiers enfants le sentiment d’être écartés de la transmission, et d’être bannis d’une histoire qu’ils pensaient être la leur jusqu’à présent.

La transmission comme reconnaissance et responsabilité

À quoi sert in fine la transmission ? Pas uniquement à la survie de l’espèce ou du groupe. En fait la transmission aide chacun à vivre, car elle installe tous les acteurs dans une dynamique de reconnaissance qui leur permet de s’épanouir socialement.

Par la filiation, qui est institutionnelle, et par le don, qui est une pratique inscrite dans le quotidien, se définissent des modalités de reconnaissance des individus dans le groupe, entre ceux qui en font pleinement partie et les autres. Dans les familles, le passage de l’enfant à l’âge adulte peut être accompagné de désir de reconnaissance, en termes d’autonomie et de capacité de jugement, qui peuvent s’opposer au désir inconscient des parents de ne pas vouloir voir grandir leurs enfants, ce qui peut dès lors nourrir des conflits générationnels.

À toutes les étapes, la responsabilité des acteurs est engagée : dans la filiation évidemment, mais aussi dans l’équilibre du don, comme dans les modalités de reconnaissance des individus. Le cadeau peut être un fardeau, et s’échapper de ses responsabilités peut s’avérer douloureux, ou constituer un motif de bannissement du groupe. On voit bien, encore une fois, que dans la transmission, on agit mais on « est agi » aussi, par les forces invisibles mais réelles et prégnantes du groupe social.

Tout héritage se fait ainsi dans la satisfaction d’accomplir un processus qui nous précède, mais aussi dans la crainte d’être l’auteur d’une rupture historique, ou de se laisser douloureusement asservir. En cela la transmission nous engage bien au-delà de notre vie propre, pour nous réinsérer dans une filiation dont la pérennité pèse sur nos épaules : ici peut résider son angoissante responsabilité.

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