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« Shareholders, stakeholders et stratégie » ou l’écriture d’un article de référence

Assemblée Générale de SEB en 2015 : les managers face aux actionnaires. Groupe SEB

Conversation avec Emmanuelle Reynaud à propos de l’article : « Shareholders, stakeholders et stratégie » de Alain Charles Martinet et Emmanuelle Reynaud, article classé parmi les 19 articles les plus influents de l’histoire de la Revue Française de Gestion. Cet entretien est publié en partenariat avec la RFG à l’occasion de ses 40 ans.

Jean-Philippe Denis : Quelles sont les idées fortes de l’article que vous aviez produit ?

Emmanuelle Reynaud : L’idée de cet article, écrit avec Alain Charles Martinet, était de mettre en lumière les limites du modèle financier et de souligner l’importance de considérer d’autres parties prenantes.

La logique sous-jacente du modèle financier était décrite dans cet article de façon très simple, ce qui est probablement à l’origine du succès de cette publication.

La logique financière se base sur la théorie de l’agence où les apporteurs de ressources dits « principal » (les actionnaires) confient une tâche, la prise de décisions à un « agent » (les dirigeants). Les actionnaires souhaitent garantir la rentabilité de leurs investissements et mettent en place des mécanismes de contrôle et d’incitation pour y parvenir. Cette approche postule la rationalité complète des acteurs et l’opportunisme des agents (dans un modèle supposé universel de comportements humains, Jensen et Meckling, 1994 décrivent l’homme comme évaluateur, maximisateur et ingénieux).

De fait, les dirigeants dans ce modèle n’œuvrent que pour leurs intérêts personnels. Aussi, pour aligner l’intérêt des dirigeants et des actionnaires, des mécanismes d’incitations -comme indexer le salaire du dirigeant sur la performance- et de contrôle, comme le conseil d’administration, qui vote les décisions, ou les OPA, qui évinceront les dirigeants non performants, seront mis en place.

Ce modèle oublie que l’entreprise est une coalition d’acteurs et que la seule satisfaction des actionnaires n’est pas suffisante à la bonne marche de l’entreprise. La non-considération des autres parties prenantes va peu à peu conduire à leur insatisfaction. Insatisfaction qui va en retour affecter la performance financière (via les grèves, les boycotts, les accidents…). Cet article plaide donc pour une prise en compte précoce et raisonnée de différents types de parties prenantes.

Jean-Philippe Denis : Dans quel contexte aviez-vous produit ce texte, pourquoi l’avez-vous écrit et comment expliquez-vous l’influence conquise au fil des années, mesurée par le nombre de ses citations, justifiant cette « republication » dans le numéro anniversaire ?

E.R. : Lorsque nous avons écrit cet article, les déboires ou excès du modèle financier commençaient à se faire sentir. Et ceci s’est amplifié, nous conduisant de crise en crise. De fait, les postulats de cet article sont toujours d’actualité ce qui explique, pour partie, son succès. Mais les raisons principales de cette réussite résident probablement dans le fait :

  1. qu’il explique, comme nous l’avons dit, de façon simple les fondements de modèles économico financiers jusqu’alors essentiellement modélisés

  2. qu’il suggère qu’une autre approche est possible :

    (a) En montrant qu’il y a eu d’autres périodes avec d’autres modèles

    (b) En montrant que si au niveau d’un groupe on peut ne regarder que les seuls actionnaires, au niveau d’une filiale il est fondamental de tenir compte des différentes parties prenantes (avec le cas Danone Evian)

    (c) En décrivant théoriquement un modèle alternatif.

Le modèle alternatif proposé est plus réaliste et plus complexe que le modèle financier sur la vision de l’homme, puisque le dirigeant, certes doté d’une rationalité limitée, a des objectifs multiples et a souvent l’ambition de faire du bon travail.

Jean-Philippe Denis : Alors que la montée en puissance des classements et les dynamiques d’évaluation des institutions ont valorisé un critère unique de « production » (nombre d’articles x nombre d’« étoiles » du support), la question de l’impact (et donc de la réception) devient dans les faits toujours plus sensible et d’actualité… Aussi, quels enseignements tirez-vous de l’influence conquise par votre article et quels conseils donneriez-vous notamment aux jeunes chercheurs qui s’inquiètent, légitimement, de produire désormais des travaux d’abord susceptibles de devenir « marquants » ?

E.R. : La RFG s’adresse tant aux mondes professionnel qu’académique. Ceci explique sûrement que ce soit la revue francophone à plus fort impact, toutes disciplines confondues. Dans ce cadre, il est important de défendre une thèse pour qu’un article ait un fort impact. Bien sûr, l’impact sera d’autant plus important que cette thèse fera écho chez les lecteurs.

Les praticiens sont davantage intéressés par la pertinence des questions soulevées que par la rigueur méthodologique. Les articles développant des idées nouvelles ou les analyses de la littérature résumant un sujet porteur seront davantage lues et utilisées que les études empiriques sur un sujet ultra-précis, ne concernant, de fait, que peu de monde.

Dans notre cas, la mise en perspective des modèles alternatifs, notamment selon les deux niveaux (groupe/filiale) est apparue éclairante aux yeux du lectorat professionnel.

Ceci étant dit, il est difficile de donner une recette : qu’un article soit lu ou au contraire boudé reste une surprise, même pour les auteurs. Aussi, autant suivre ses envies et ses convictions, car à défaut d’être lu le chercheur prendra plaisir à travailler et là réside sûrement sinon la clé du succès du moins celle de la satisfaction professionnelle.

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