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Jody Wilson-Raybould embrasse le premier ministre Justin Trudeau après le discours de ce dernier à la Chambre des communes sur la reconnaissance et la mise en oeuvre des droits autochtones, le 14 février 2018. La Presse Canadienne/Justin Tang

SNC-Lavalin: Trudeau a-t-il fait preuve de misogynie?

Au mois de juin, le premier ministre Justin Trudeau, interrogé sur l’impact que pouvait avoir son féminisme sur sa capacité à faire face à des « femmes coriaces » ou « fortes » au sein de son cabinet a répondu que « ça élève mon niveau de féminisme. C’est un défi continuel qui nous oblige à y penser différemment ».

C’est un défi qui ne risque pas de disparaître. Une analyse féministe de la rupture entre Trudeau et Jody Wilson-Raybould réalisée après qu’elle ait soutenu avoir fait face à des pressions indues afin d’empêcher les poursuites criminelles envers SNC-Lavalin suggère qu’il a encore du mal à travailler avec des femmes de pouvoir lorsqu’elles s’opposent à son programme.

Dans son nouvel ouvrage, Promise and Peril: Justin Trudeau in Power, la journaliste Aaron Wherry révèle le difficile rapport entre Trudeau et Wilson-Raybould. Trudeau déclare à Wherry:

“Je me suis plains à moi-même de ne pas avoir une ministre de la justice avec qui je pouvais être copain-copine.”

Dans son livre datant de 2017, Down Girl: The Logic of Misogyny, Kate Manne, professeure de philosophie à l’université Cornell, met en contexte ce type de conflit. Les hommes, particulièrement ceux de milieux privilégiés, fonctionnent selon le principe implicite qu’ils peuvent compter sur le soutien moral des femmes. Ils s’attendent à ce que celles-ci, dans leur ensemble, leur apporte un soutien moral ainsi qu’une dose d’admiration.

Les déclarations féministes de Trudeau, son fameux cabinet respectant l’équilibre hommes-femmes en 2015, et ses politiques gouvernementales s’adressant aux femmes ne font que faire grimper ces attentes.

Lorsqu’une femme n’apporte pas les soutien espérés, l’homme considère qu’il s’agit là d’une trahison. Et comme Manne le fait remarquer, ces femmes ont tort dans le contexte de normes sociales qui continuent de renforcer ces attentes.

Il n’est donc pas surprenant que Trudeau considère n’avoir rien fait de mal dans l’affaire SNC-Lavalin.

C’est personnel

L’usage du terme misogynie ne suggère pas que Trudeau n’aime pas les femmes, ni qu’il ne les considère pas comme ses égales. De cette perspective structurelle, il juge que Wilson-Raybould fait partie de son équipe, et de ce fait considère qu’en tant que femme, elle se doit de soutenir et faire avancer ses intérêts. C’est pour cela qu’il a pris les choses de manière très personnelle lorsque Wilson-Raybould a défendu l’indépendance du judiciaire face au politique.

Wherry révèle également que les négociations entreprises afin de maintenir Wison-Raybould ainsi que l’ancienne ministre de la santé Jane Philpott au sein du caucus libéral a échoué parce que Trudeau ne pouvait admettre ses torts dans le cas SNC-Lavalin. Lors de l’annonce de leur expulsion du caucus, le premier ministre a dit que sa décision reposait en dernière analyse sur la perte de confiance. Ce qui s’aligne sur l’analyse structurelle de la misogynie. « Les critiques d’ordre moral, écrit Manne, « peuvent apparaître transgressives, ou même comme des mensonges éhontés. »

Durant son témoignage devant le comité de la justice de la Chambre des communes en février, Wilson-Raybould a rapporté que « le premier ministre lui avait demandé son aide afin de trouver une solution pour SNC ».

Wilson-Raybould devant le Comité de la justice de la Chambre des communes en février 2019. La Presse Canadienne/Sean Kilpatrick

Le reste de son témoignage indique clairement que des membres de l’entourage du premier ministre considéraient que la mission de Wilson-Raybould était de soutenir l’agenda Trudeau. Face à son refus d’intervenir sur les poursuites intentées et d’imposer un accord de poursuites en différé, Mathieu Bouchard, conseiller senior de Trudeau, a évoqué les élections à venir.

Ce qui implique qu’elle devrait « agir comme il se doit » afin d’aider les libéraux à gagner leur réélection et à Trudeau de mener un deuxième mandat de premier ministre.

On s’attendait donc avant tout à ce que Wilson-Raybould soit l’obligée de Trudeau et de son parti, et ce, malgré l’importance de l’indépendance du rôle de ministre de la Justice, ce qui confirme le schéma décrit par Manne dans son livre. La misogynie est un mécanisme permettant de maintenir les femmes à leur place. Les femmes qui ne répondent pas aux demandes d’aide sont blâmées.

Les femmes qui n’apportent pas cette aide, mais qui de plus exigent d’être respectées et soutenues dans leurs projets sont perçues, selon Manne, comme étant « cupides, arrivistes et dominatrices, stridentes et caustiques, corrompues et indignes de confiance ».

Pressions sociales

Trudeau, comme nous tous, est soumis à des pressions sociales qui opèrent bien en deçà du niveau conscient. Souvent, ces pressions – dans ce cas la force du patriarcat – sont incompatibles avec nos engagements moraux. Le premier ministre peut être parfaitement sincère dans son féminisme, mais se trouver en difficulté par rapport à ses engagements dans le contexte d’institutions misogynes.

Le sentiment de trahison éprouvé par Trudeau quand il exprimait sa difficile relation avec Wilson-Raybould est la conséquence de ces pressions sociales et attentes genrées.

Si quelqu’une devait se sentir trahie, c’est bien Willson-Raybould. La ministre de la justice devrait pouvoir compter sur le soutien du premier ministre afin de jouer son rôle de patronne du système judiciaire canadien.

Le scandale SNC-Lavalin nous rappelle qu’au gouvernement, la politique importe plus que les engagements moraux des individus. Le féminisme de Trudeau n’a pu le protéger de l’échec personnel infligé par les conclusions du commissaire à l’éthique comme quoi il a abusé de sa position d’autorité pour faire plier Wilson-Raybould.

Une politique ferme du bureau du premier ministre garantissant l’indépendance de la ministre de la Justice aurait pu lui éviter ce problème dès le moment où Wilson-Raybould l’a prévenu du risque qu’il prenait à intervenir dans le dossier SNC Lavalin.

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This article was originally published in English

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