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Soixante ans après l’indépendance du Congo : décoloniser la lecture de l’histoire

Monument à Patrice Lumumba, le père de l'indépendance, à Kinshasa. Arsene Mpiana/AFP

Le contexte international n’aurait pas pu être plus propice pour célébrer le 60e anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo vis-à-vis de la Belgique, obtenue le 30 juin 1960. Alors que les violences policières contre les Noirs aux États-Unis provoquent des vagues d’indignation dans le monde entier, les mouvements anticoloniaux et antiracistes en Europe remettent au centre du débat public certaines des blessures ouvertes du passé colonial.

En Angleterre, des foules déboulonnent des monuments érigés en l’honneur de négriers d’antan ; en France, une réflexion s’engage sur la dénomination des rues portant des noms d’esclavagistes ; en Belgique, les statues du roi Léopold II sont vandalisées et certaines sont retirées.

Soixante ans après la fin officielle de la colonisation, plus que jamais, les populations des anciennes puissances colonisatrices demandent que l’histoire coloniale soit réécrite et qu’un véritable débat sur les héritages et les mémoires coloniaux soit engagé. Les associations qui militent pour le maintien de la mémoire coloniale et qui agissent contre le racisme affirment que les « anciennes puissances » ont encore un long chemin à parcourir pour décoloniser les imaginaires collectifs, l’espace public, les programmes scolaires, la coopération en matière de développement, etc. La décolonisation de l’esprit des gens est peut-être le plus grand défi de tous.

Une lecture non eurocentrée de l’histoire est possible

En République démocratique du Congo, les gens n’ont pas attendu le 30 juin pour établir un lien entre leurs conditions de vie et la commémoration de l’indépendance.

Le procès très médiatisé de Vitale Kamerhe, ancien chef de cabinet du président de la République Félix Tshisekedi, a représenté une plate-forme idéale pour établir un diagnostic détaillé de l’état actuel des choses. À l’issue de ce procès qui s’est achevé la semaine dernière, Vitale Kamerhe a été condamné à vingt ans de travaux forcés pour « détournement de fonds » de 50 millions de dollars US.

Ce verdict a non seulement écarté l’un des principaux acteurs politiques de la scène, mais il a également lancé un message important aux élites politiques tenues pour responsables de l’accaparement des ressources publiques à des fins privées. On peut facilement établir un parallèle avec l’histoire du patrimonialisme, du pillage des ressources publiques et des conflits armés dont la RDC est considérée comme un exemple majeur par de nombreux observateurs extérieurs. Les discussions déclenchées par le soixantième anniversaire de l’indépendance, une fois de plus, n’échapperont pas au récit existant selon lequel aucun effort ou presque n’a été fait en soixante ans pour améliorer le bien-être de la population congolaise. Au sein même du pays, de nombreuses voix estiment que le Congo, pendant toutes ces années, aurait pu faire beaucoup mieux.

Il reste que, aussi mauvaises que soient les conditions de vie actuelles dans le pays, cette lecture de l’histoire se heurte à des critiques croissantes de la part des penseurs africains qui la considèrent comme une vision eurocentrée de la relation entre la décolonisation, le temps et le progrès. Peut-être cet anniversaire devrait-il être l’occasion de proposer une lecture plus nuancée et moins centrée sur l’Occident. Peut-être devrions-nous donner une place à une perspective plus afro-critique de la période postcoloniale et examiner les processus, les significations et les luttes endogènes qui ont tenté d’écrire la propre histoire du Congo. Peut-être devrions-nous prendre une telle perspective comme point de départ pour dresser le bilan de soixante ans d’indépendance, et pour examiner les complexités d’une période postcoloniale qui représente les luttes sociales auxquelles les Congolais ont toujours dû faire face. Cela nous aiderait beaucoup à comprendre comment les traces du passé historique et le présent décolonisé sont liés aux aspirations à une véritable émancipation dans le futur.

« Indépendance Cha-Cha » et temporalité en « postcolonie »

Il y a exactement 60 ans, l’artiste congolais Grand Kallé se trouvait avec son groupe l’African Jazz à Bruxelles où allait avoir lieu la « Table ronde » sur l’indépendance du Congo. C’est là que naitra sa chanson emblématique « Indépendance cha-cha » qui narre et loue la victoire de l’indépendance grâce à l’union de la plupart des partis politiques congolais de l’époque et de leurs leaders charismatiques. La chanson sera reprise ensuite partout en Afrique comme porteuse du vent de liberté et d’espoir :

« Nous avons obtenu l’indépendance
Nous voici enfin libres
À la Table ronde nous avons gagné
Vive l’indépendance que nous avons gagnée »

C’est cette même chanson que Tshiani Baloji, un artiste belge d’origine congolaise, reprend cinquante années plus tard dans une réinterprétation hip-hop intitulée « Le Jour d’après/Siku Ya Baadaye ». L’artiste évalue les promesses de l’indépendance et critique les erreurs de jeunesse des élites congolaises. Pour lui, cette évaluation passe par trois questions importantes qui montrent que le présent postcolonial constitue en réalité un entrelacement des temps passés, présents et futurs. À ses yeux, tout bilan de la période postcoloniale exige :

  • de considérer la souveraineté obtenue lors de l’indépendance comme un « armistice » qui a prolongé la dépendance, et par conséquent la poursuite des luttes (contre la dette, le pillage des ressources et le néocolonialisme plus généralement) ;

  • de prendre en compte à la fois les erreurs de jeunesse et les choix politiques que les Congolais et leurs élites continuent d’opérer et

  • de considérer sérieusement les aspirations progressistes des Congolais contenues dans « la révolution au bout du vote » ou encore dans « la force du nombre comme antidote » du mal dont ils sont conscients.

Tshiani Baloji chante :

« Entre indépendance et armistice
Mais pour que nos démocraties progressent
Faut qu’elles apprennent de leurs erreurs de jeunesse
Mon pays est un continent émergent
Bâti en moins de cinquante ans »

Cette idée que l’évaluation de 60 années d’indépendance devrait se fonder sur une vision complexe du temps et de ce qu’il peut apporter revient davantage chez un autre artiste congolais, Sammy Baloji, cousin de Tshiani Baloji. Dans son exposition photographique « Congo, fragments d’une histoire » à Cherbourg, l’artiste explore l’histoire du Congo à partir des archives photographiques de l’époque précoloniale et coloniale qu’il associe à des vues actuelles de sites abandonnés de l’Union minière du Haut-Katanga.

Tout d’abord, Sammy Baloji introduit l’exposition avec une longue lettre que le roi du Kongo, Alfonso Iᵉʳ, adresse au roi du Portugal Manuel Iᵉʳ en 1514. Cette lettre évoque les relations diplomatiques et commerciales entre les deux pays. L’objectif de l’artiste est de questionner un grand biais, celui qui consiste à penser l’histoire du Congo à partir de la colonisation, en ignorant toujours la manière dont ce temps ancien a été mêlé à la colonisation et à l’époque contemporaine.

Ensuite, Sammy Baloji expose des photographies de l’époque coloniale auxquelles il superpose des images d’aujourd’hui. Il montre comment, dès leur création, des villes congolaises comportaient déjà un « principe de ségrégation » voulu par la colonisation. Il montre aussi comment ces principes se reconfigurent dans le temps et l’espace, mais toujours en partant du même principe, tantôt assumé, tantôt modifié ou alors subverti. Pour l’artiste, parler du Congo aujourd’hui, c’est pouvoir parler de toute cette trajectoire, des luttes, des succès et des échecs qui se situent dans cet entrelacement des temps.

Décoloniser le rapport au temps dans les bilans

Cette lecture alternative du passé et du présent devrait, selon nous, mettre en valeur un certain nombre de principes clés.

Premièrement, nous devons nous éloigner du parti pris épistémologique qui prend, comme l’illustre de façon convaincante Sammy Baloji dans ses photographies, la colonisation ou l’indépendance comme point de départ de toute évaluation historique. Une telle approche est coloniale par définition, car elle tend à donner à l’Occident une place centrale dans l’historicisation de l’Afrique. D’autres temporalités, qui ne font pas partie de ces deux moments historiques, risquent de passer inaperçues alors qu’elles sont un élément crucial de ces dynamiques qui font du Congo ce qu’il est aujourd’hui.

Deuxièmement, nous devons prendre en compte les utopies locales, les processus endogènes de signification et les luttes continues qui informent l’histoire. Les considérations téléologiques – études des causes finales et de la finalité – dominantes, qui mesurent le progrès en termes de périodes spécifiques, tendent à considérer le modèle occidental comme une référence universelle et sont donc ahistoriques et très problématiques parce qu’elles sont, là encore, colonisatrices de la lecture de l’histoire.

Troisièmement, la critique anticoloniale exprimée par les artistes mentionnés ci-dessus confirme que l’avenir des Congolais ne doit être envisagé non pas du point de vue des experts (extérieurs), mais de celui de la base. En plus, il faut garder à l’esprit sa complexité. Dans ses tableaux, Sammy Baloji veut s’éloigner d’une vision eurocentrique qui considère l’absence d’échec comme un critère de succès. Pour lui, le succès est lié à la façon dont les gens se réapproprient les ruines du passé, les habitent et, au-delà, se projettent dans l’avenir.

Enfin, toute tentative de faire le bilan des soixante ans d’indépendance du Congo devrait non seulement s’éloigner de cette vision eurocentrique, mais aussi des perspectives afro-pessimiste comme afro-optimiste. Parler du Congo de manière décoloniale, c’est en effet se démarquer du discours afro-pessimiste qui essentialise, souvent avec condescendance, les défis des Africains tout en les éloignant de leurs propres réalités sociohistoriques et politiques.

C’est aussi se démarquer du discours afro-optimiste qui refuse de voir ce qui ne marche pas, et donc infantilise les Africains. Ce qu’il faut, c’est admettre que l’histoire est complexe et qu’elle est influencée par des facteurs structurels et conjoncturels qui expliquent respectivement les continuités et les ruptures. C’est à la croisée de ces continuités et ruptures que se situe le présent, et que l’on trouve les réalisations qui comportent des indicateurs de changement.

L’histoire du Congo nous apprend que de telles réalisations existent et qu’elles produisent des changements. L’une de ces réalisations est la prise de conscience politique croissante de la population résultant de luttes sociopolitiques successives et diverses. Ces luttes ont, par exemple, généré un respect de la Constitution avant les élections présidentielles et parlementaires de 2018 et une reconnaissance de l’alternance politique comme élément de base d’un système politique stable. Parmi les autres réalisations, on peut citer la prise d’armes par certaines rébellions ou par des groupes d’autodéfense comme expression d’un besoin d’intégration communautaire, ou les différents accords locaux, nationaux et régionaux comme signe d’une autonomisation progressive.

Ce sont ce genre de réalisations qui devraient occuper une place centrale dans notre évaluation de l’histoire du Congo et sur lesquelles l’avenir du Congo sera construit tant par les Congolais que par leurs partenaires décolonisés.

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