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Soutien, résignation, peur, protestation… les Russes face à la guerre en Ukraine

Une jeune femme est interpellée pour avoir manifesté contre la guerre en Ukraine, dans le centre de Moscou, le 13 mars 2022, sous le regard de plusieurs passants. AFP

Les dernières semaines semblent avoir démontré, d’une part, qu’il est hors de question d’envisager une confrontation armée entre la Russie les pays de l’OTAN et, d’autre part, que les sanctions internationales ne suffiront pas, à elles seules, à forcer Moscou à mettre fin à l’invasion de l’Ukraine. Dès lors, qui peut arrêter Vladimir Poutine dans cette guerre (ou dans ses futures guerres) ? La réponse est unique : le peuple russe.

Pour autant, il est évident que le peuple russe ne pourra pas le faire demain matin. Et aucune force extérieure ne pourra le pousser à s’opposer en masse au régime du Kremlin dans un futur immédiat. Mais, au bout du compte, de vrais changements en Russie n’auront lieu que lorsque la société exigera fortement la liberté et une vie digne. C’est pourquoi il est essentiel d’étudier en détail la façon dont les Russes réagissent à l’assaut lancé par Vladimir Poutine contre l’Ukraine.

Le contrôle du pouvoir sur la société

En vingt-deux ans de présence au pouvoir, Poutine est parvenu à créer un système répressif résilient. La verticale du pouvoir contrôle étroitement la vie politique et l’expression publique dans tout le pays, si bien que, depuis des années, une grande majorité de Russes préfèrent s’affirmer « en dehors de la politique » afin de ne pas prendre de risque de perdre leur emploi, leur intégrité physique, leur liberté voire leur vie – et, en même temps, pour ne pas admettre que, face au pouvoir, ils se sentent impuissants et faibles.

Russie : de nombreuses arrestations lors de manifestations contre la guerre • FRANCE 24, 6 mars 2022.

À ce sentiment de crainte et d’impuissance s’ajoute une propagande incessamment martelée, qui se déploie dans un paysage médiatique que le pouvoir a fini de nettoyer au cours de ces dernières semaines. Cette propagande a convaincu une bonne partie de la population que le président n’avait pas d’autre choix que de lancer une « opération militaire spéciale » en Ukraine pour sauver la Russie de la destruction.

Pourtant, l’invasion de l’Ukraine n’a pas suscité en Russie une euphorie comparable à celle observée au printemps 2014 suite à l’annexion de la Crimée. Malgré des enquêtes qui annoncent 70 % de soutien populaire à l’« opération spéciale » – mais qui ne peuvent être prises au sérieux compte tenu du contrôle total du gouvernement russe sur les sondages –, on constate une absence d’enthousiasme au sujet de la guerre dans la population russe.

Les actions de soutien sont essentiellement organisées par les administrations et les personnes qui y prennent part sont, le plus souvent, des fonctionnaires.

Par exemple, dans les universités, les administrations ont mis en scène des vidéos ou des étudiants exprimaient leur soutien à Poutine ; dans plusieurs écoles primaires publiques, des enseignants ont disposé des groupes d’enfants de façon à ce qu’ils forment la lettre Z (devenue le symbole de l’invasion de l’Ukraine) ; à Saint-Pétersbourg, sur la célèbre perspective Nevski, une fanfare de policiers jouait à tue-tête des chansons patriotiques pour perturber les manifestants contre la guerre ; dans certaines villes, les chauffeurs des bus municipaux ont été contraints d’apposer un signe Z sur leur véhicule.

Le 18 mars 2022, le Kremlin a organisé un grand concert au stade Loujniki, à l’occasion du huitième anniversaire de l’annexion de la Crimée, pour montrer le soutien de la population à la guerre en Ukraine : selon les données officielles, près de 200 000 personnes y ont assisté. Les témoignages des participants ont révélé plus tard que bon nombre d’entre eux avaient été contraints de venir (sous la menace d’être licenciés) et que beaucoup ont été payés.

En réalité, toutes ces actions ne nous disent rien de l’opinion publique en Russie. Pour le moment, on ne peut que constater la mosaïque des différentes tendances dans la société russe.

La peur et le déni

La première tendance est la peur et le déni qui règnent dans la société russe. Illustration de la peur causée par la répression tous azimuts déclenchée par le pouvoir à l’encontre de tous ceux qui contestent la guerre : à la mi-mars, une tentative de sondage réaliste sur la perception de la guerre par la population a eu des résultats édifiants. Sur les 31 000 personnes que l’agence a pu joindre par téléphone, presque 29 000 ont raccroché dès qu’elles ont compris qu’on allait les interroger sur l’« opération spéciale » en Ukraine (habituellement, la proportion de personnes refusant de répondre aux sondages téléphoniques est de trois à cinq fois plus basse).

Le déni s’explique en bonne partie par le succès de la propagande évoquée plus haut. Après la fermeture des derniers médias – déjà très peu nombreux – ouverts à des points de vue alternatifs à celui du gouvernement, la plupart des Russes se sont retrouvés dans une bulle informationnelle. Les médias contrôlés par l’État diffusent une interprétation etrêmement partiale, cachent les vraies informations sur l’offensive russe sur les villes et villages ukrainiens, présentent les Ukrainiens comme un peuple otage d’une clique de nazis et prétendent que ce sont l’armée et les bataillons de volontaires ukrainiens qui tirent eux-mêmes des missiles sur les immeubles d’habitation de leur pays pour attribuer ces destructions aux Russes – lesquels, pour leur part, se montreraient extrêmement attentifs à épargner les civils.

Vu de Russie : comment la propagande russe forge la conscience de « forteresse assiégée » France 24, 28 mars 2022.

Une certaine partie des Russes, notamment ceux qui, ayant installé des VPN sur leurs ordinateurs et smartphones, ont accès aux sources d’informations inaccessibles à leurs compatriotes, savent que la réalité est différente de l’image présentée à la télévision. Mais même ceux-là ont rarement le courage d’en discuter avec leurs proches, leurs amis, leurs collègues.

Les dénonciations anonymes, répandues sous l’URSS, sont redevenues monnaie courante. La peur d’une arrestation a commencé à détruire les liens sociaux horizontaux et a atomisé la société, rendant impossible une résistance collective.

Les réflexes soviétiques

La deuxième tendance est précisément l’émergence de réflexes soviétiques dans la population russe. On croyait l’« homo sovieticus » disparu avec la chute de l’URSS, mais il semble que son enterrement était prématuré.

Au-delà des rapports anonymes déjà mentionnés, les idées de nationalisation des entreprises étrangères ayant décidé de suspendre leurs activités en Russie, d’instauration d’un contrôle strict des prix par l’État, ou encore d’expropriation des biens possédés par les « ennemis du peuple » ayant quitté le territoire national après le début de l’« opération militaire spéciale », sont souvent brandies par ceux qui soutiennent la guerre en Ukraine.

Plus directement, on constate que les références directes à l’URSS fleurissent. Des chars en partance pour l’Ukraine arborent des drapeaux soviétiques. Pendant le concert que le Kremlin a organisé le 18 mars 2022 à Moscou pour afficher le soutien populaire au président, la chanson principale a été « Fabriqué en Union soviétique » (qui démarre par « L’Ukraine et la Crimée, la Biélorussie et la Moldavie… C’est mon pays ! » avant d’ajouter un peu plus loin « Le Kazakhstan et le Caucase, et la Baltique aussi ! »).

Le système russe d’aujourd’hui, profondément corrompu et kleptocrate, géré par une élite qui utilise généralement les sommes détournées pour s’offrir un mode de vie luxueux n’a pas grand-chose à voir avec un quelconque idéal communiste. Il n’en demeure pas moins que les dirigeants actuels du pays, pour la plupart suffisamment âgés pour avoir été formés et éduqués en URSS, ont volontiers recours à une propagande typiquement soviétique.

Ainsi, en septembre 2021, sur la page Facebook du ministère russe des Affaires étrangères, pour justifier l’idée que la Russie n’a jamais attaqué un autre pays (élément fondamental de la propagande du Kremlin), le partage de la Pologne par l’Allemagne et l’URSS en 1939 a été tout simplement présenté comme « une expédition libératrice » de l’Armée rouge – une vision dans le droit fil de celle propagée en URSS et reprise à son compte à plusieurs reprises par Vladimir Poutine, qui n’a pas hésité à réhabiliter le pacte Molotov-Ribbentrop.

La justification de l’invasion en Ukraine en 2022, fondée sur l’invocation de la nécessité de « dénazifier » ce pays, ressemble énormément à celle de 1968, quand les chars soviétiques sont entrés à Prague pour, selon la propagande soviétique, « arrêter les nazis qui s’étaient relevés en Allemagne et menaçaient la Tchécoslovaquie ». Vladimir Poutine avait à l’époque 16 ans et il a forcément entendu ses enseignants à l’école avancer ces explications et conter l’histoire glorieuse de l’opération de sauvetage de la liberté conduite par les chars soviétiques dans un pays frère.

La lettre Z, symbole de l’assaut russe sur l’Ukraine, est affichée à de nombreux endroits dans le pays, ici à Saint-Pétersbourg, le 25 mars. Elle est ici aux couleurs du ruban de Saint-Georges, devenu l’emblème de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, manière de rattacher l’opération actuelle en Ukraine à la lutte contre le IIIᵉ Reich. Le hashtag qui l’accompagne annonce : « Nous ne laissons pas tomber les nôtres », le but officiel de l’invasion étant de sauver les russophones du Donbass et du reste de l’Ukraine. Olga Maltseva/AFP

Si le recours aux slogans soviétiques par le gouvernement russe paraît relever de l’opportunisme ou du réflexe, la promotion continue de l’époque de l’URSS incite certaines couches de la société à se montrer de plus en plus enclines à soutenir une sorte d’idéologie soviétique – ce qui, à son tour, pourrait influencer la politique russe à l’avenir.

Les jeunes contre les vieux

La troisième tendance à l’œuvre est l’accroissement du fossé entre les générations en Russie.

Les jeunes Russes sont nombreux à s’opposer à cette guerre. Ce sont eux qui sortent le plus dans les rues, ce sont eux qui sont le plus souvent arrêtés par la police lors des manifestations. Les étudiants confient sur les réseaux sociaux et, parfois, à leurs professeurs que le plus dur pour eux aujourd’hui est de parler avec leurs propres parents, qui sont soit endoctrinés par la télévision soit paralysés par la peur des répressions, et par conséquent font pression sur leurs enfants pour les faire taire.

Un policier ordonne la dispersion d’une foule, essentiellement composée de jeunes, venue se rassembler pour témoigner son refus de la guerre en Ukraine, sur la perspective Nevski à Saint-Pétersbourg, le 24 février 2022, premier jour de l’invasion. Sergei Mikhailichenko/AFP

La jeunesse russe moderne est en large partie mondialisée et ouverte au dialogue avec les autres cultures. Elle vit comme la jeunesse occidentale : elle écoute la même musique, regarde les mêmes séries, adore les mêmes marques et emploie les mêmes formules (lol, crush, chill, etc.). Cette tendance peut contribuer à faire évoluer la société russe dans le futur – mais pas dans un futur immédiat.

Et l’intelligentsia dans tout ça ?

On ne peut pas comprendre la société russe sans évoquer l’intelligentsia. Le philosophe Nikolaï Berdiaaev disait que les écrivains et les poètes sont la conscience de la nation et représentent le mieux la vraie Russie. Aujourd’hui, on constate qu’une large majorité de l’intelligentsia russe s’oppose radicalement à la guerre que Poutine a déclenchée.

C’est le cas, notamment, de l’écrivain Boris Akounine, du réalisateur Andreï Zviaguintsev, de l’écrivaine Lioudmila Oulitskaïa, de l’actrice Chulpan Khamatova, de l’écrivain Dmitri Gloukhovsky ainsi que des idoles de la jeunesse russe comme les chanteurs Oxxxymiron, Monetotchka, Face, Noize MC et le blogger le plus populaire du pays, Iouri Doud. La plupart d’entre eux ont déjà quitté la Russie.

Reportage au concert « Russians against war » organisé par Oxxxymiron à Istanbul, CNN, 18 mars 2022.

Tous reprennent à leur compte des idées positives intrinsèques à la culture russe : la valeur de la liberté individuelle chantée par Alexandre Pouchkine, l’absurdité d’une harmonie qui serait construite sur ne serait-ce qu’une seule larme d’un enfant, comme l’exprimait Fiodor Dostoïevski, et le rejet de la violence que Léon Tolstoï a placé au cœur de sa philosophie.

Le peuple russe a toujours été en léger décalage avec son intelligentsia. Néanmoins, il est toujours parvenu à se réunir avec elle. Il faudra encore du temps pour que l’ensemble de la population prenne conscience de la tragédie qui se passe actuellement. Combien de temps ? Voilà l’incertitude. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est qu’après une analyse critique du régime poutinien et après l’expurgation de la haine qu’il a infusée dans la société russe que de vrais changements pourront avoir lieu.

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