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Stan Lee, super héraut de la pop culture

Stan Lee. Richard Cartwright/ABC

Depuis son décès le 12 novembre, à l’âge de 95 ans, on a tout écrit sur la carrière de Stanley Lieber. Je n’y reviendrai ici que pour m’intéresser à sa position d’auteur et à l’évolution qu’il lui a imprimée dans le contexte d’émergence de la pop culture.

Quand il arrive chez Timely Comics à dix-sept ans comme homme à tout faire – entre autres remplir les encriers –, Superman n’a pas deux ans, Batman guère plus de six mois. Les superhéros du concurrent Detective Comics commencent seulement à offrir à la jeunesse américaine une alternative à l’univers Disney. Depuis 1930, Mickey connaît la grande aventure dans les journaux, sous les crayons de Floyd Gottfredson ; Snow White and the Seven Dwarfs est sorti en décembre 1937, six mois avant la naissance de Superman. La culture jeune prend ses marques sur les ruines de la culture populaire.

La première publication de Stan Lee, une nouvelle de deux pages intitulée « Captain America Foils the Traitor’s Revenge », paraît dans le no 3 du mensuel Captain America Comics, en mai 1941. Le récit est vif et progresse essentiellement grâce aux dialogues. Surtout, il contient déjà une innovation appelée à une belle postérité : pour la première fois, Captain America y « envoie son bouclier tournoyer dans les airs » pour terrasser un adversaire. Le texte permet de bénéficier de tarifs postaux préférentiels sur les magazines ; mais le jeune auteur y démontre ses talents de scénariste et son inventivité. C’est à cette occasion qu’il prend le pseudonyme de Stan Lee.

Dans la même veine, il écrira par la suite quelques histoires des Young Allies créés en juillet 1941 par Jack Kirby et Joe Simon, un groupe de gamins alliés à Captain America. En octobre de la même année, avec Jack Binder et Alex Schomburg, il crée son premier personnage dans le no 6 de Mystic Comics : Keen Marlow alias The Destroyer, un journaliste américain capturé derrière les lignes ennemies, où il se fait remettre par un savant antinazi un sérum qui le change en super-soldat. L’influence de Captain America est sensible.

Le déclin des superhéros

Lorsque Stan Lee part à la guerre, en 1942, les superhéros sont au pinacle de la culture jeune, plébiscités par les collégiens aussi bien que par les GI’s. À son retour, en revanche, il accompagne dans l’ombre leur déclin et la censure qui les frappent, en 1954, avec l’institution du Comics Code. À coups d’interprétations biaisées et de résultats bidonnés, le psychiatre Fredric Wertham a réussi à convaincre l’Amérique que ses icônes pervertissent les enfants. Tout est à refaire.

L’histoire retient que Lee s’est vu charger de rivaliser avec la Justice League of America créée par Gardner Fox (scénario) et Mike Sekowski (dessin) pour DC, en février 1960, dans le no 28 de The Brave and the Bold. Mais, pour ce faire, il ne se borne pas à reproduire un modèle. Contrairement à la concurrence, il rompt avec le panthéon de son éditeur et introduit de tout nouveaux personnages, blessés par la vie. Leur malaise a souvent été assimilé à celui de l’Amérique, en proie à la douloureuse question des droits civiques. Le spectre de la ségrégation est omniprésent, bien sûr, mais il est dépassé d’emblée : « Je vis dans un monde trop petit pour moi », soupire The Thing dès sa première réplique, alors qu’on le découvre dans The Fantastic Four no 1 (novembre 1961), enveloppé d’un vaste paletot, chapeau mou vissé sur la tête, au rayon Hommes d’un grand magasin.

L’Amérique de la Guerre froide n’est plus à la mesure des superhéros. Telle est la grande trouvaille de Stan Lee, peut-être sa prise de conscience. Le pitoyable spectacle de Peter Parker utilisant ses nouveaux talents d’araignée pour se produire dans une salle de boxe et sur un plateau de télévision, au début de sa première aventure, est un autre symptôme de ce déclassement. Il lui faudra la mort de l’oncle Ben pour comprendre qu’« un grand pouvoir entraîne de grandes responsabilités », formule ciselée devenue un mantra de la politique américaine.

Il y a un fond mélancolique à l’imagination de Stan Lee : dans la société du spectacle, les superhéros n’ont plus leur place et sont menacés d’être réduits à des phénomènes de foire. Les temps ont changé : « Si seulement les choses étaient aussi simples qu’à ton époque, lorsqu’une charge de cavalerie ou un bataillon de fantassins pouvaient résoudre n’importe quoi ! » soupire à son Général de père la fiancée de Bruce Banner, dans le no 1 de The Incredible Hulk, en mai 1962. Faute de pouvoir résoudre tous les problèmes, la force ne peut plus produire que des monstres, des lourdauds, des balourds, comme on pourrait traduire le sobriquet « the hulk », en tout cas des êtres inadaptés à leur environnement social.

La révolution « X-Men »

Cela culmine avec les X-Men, créés avec Jack Kirby en septembre 1963. Condamnés à aider en secret une humanité qui se méfierait d’eux si elle les connaissait, comme le confie le Professeur Xavier à Jean Grey quand elle rejoint son académie, les mutants sont révélateurs du paradoxe de la force dans une Amérique ballottée entre la crise des missiles de Cuba (octobre 1962) et l’impitoyable répression des manifestations non-violentes de Birmingham (avril-mai 1963), pilotées par Martin Luther King, James Bevel et Fred Shuttlesworth. Disqualifié dans son exercice, l’usage de la force n’en apparaît pas moins nécessaire au triomphe de la paix et de la justice : elle doit être réorganisée, repensée. Elle ne peut pas faire l’économie d’une réflexion stratégique.

The Angel, Cyclops, Iceman et The Beast, les quatre premiers X-Men qui s’ébattent autour du Professeur Xavier nous apparaissent d’abord comme des adolescents chahuteurs. Sept planches durant – ce qui est extrêmement long au regard des pratiques éditoriales de l’époque –, on les voit se tester en rivalisant de facéties. Iceman se grime même en bonhomme de neige pour mieux souligner l’humour de cette scène d’introduction. Les X-Men se distinguent, comme le déplore Xavier dans No One Can Stop the Vanisher !, par un goût prononcé pour les « pitreries puériles », bien faites pour amuser les jeunes lecteurs. Tout l’art du Professeur consiste à canaliser leur énergie juvénile. C’est aussi celui de Stan Lee. Au moment où il était sur le point de quitter le milieu des comics, le succès fracassant des X-Men le persuada d’y rester, alors qu’il venait d’opérer la synthèse du spectacle enjoué et de l’action héroïque. L’humour sera également bien présent dans la série animée Spider-Man lancée sur ABC en septembre 1967. Les superhéros ne se contentent plus de combattre les villains ou de médiatiser les enjeux de l’actualité sociopolitique, ils se doivent de faire le show.

Un as de la promotion

Telle est la leçon que Stan Lee s’applique bientôt à lui-même. Il ne lui suffit pas d’avoir renouvelé le genre superhéroïque, il entreprend de le faire savoir. Pour lui non plus, la force n’est rien sans la stratégie. Courant les universités et les salles de rédaction, il mène dans les années 70 une campagne tous azimuts de promotion de Marvel, laissant à d’autres le soin de poursuivre son œuvre.

Son coup de génie est d’avoir compris très tôt que la culture de masse dont participent les superhéros pouvait intéresser jusqu’aux amphithéâtres. Grâce à lui, les comics débordent leur lectorat ordinaire et s’imposent aussi bien dans la sphère médiatique que dans la critique. Ils deviennent un objet de curiosité intellectuelle. Ce que Stan Lee exploite au fil des décennies, c’est le besoin d’incarnation du genre. L’ambition est conforme à sa devise, « Excelsior ! », qu’il expliquait lui-même, dans un tweet de 2010, comme l’expression d’une insatiable soif de gloire.

Il ne saurait y avoir d’art sans artiste ; alors, au grand dam de certains de ses collaborateurs, il surjoue l’auteur dans un milieu où les créateurs sont accoutumés à laisser la vedette à leurs créatures. C’est ce qui le conduit, tel Alfred Hitchcock, à figurer en caméo dans les adaptations de son œuvre, qu’il travaille sans relâche à favoriser, conscient qu’elles sont la clé de la notoriété.

Dès 1989, dans le téléfilm The Trial of the Incredible Hulk de Bill Bixby pour NBC, il apparaît parmi les jurés du procès. En 1998, il devient un personnage de cartoon dans l’épisode Farewell, Spider-Man qui clôt la cinquième et dernière saison de Spider-Man : The Animated Series. Depuis 2008, ses apparitions dans le Marvel Cinematic Universe l’ont rendu familier à une nouvelle génération. Ce n’est pas là pure coquetterie, mais la revendication d’une paternité qui restitue les privilèges de l’auctorialité dans le système des majors auquel l’intègre, depuis 2009, l’acquisition de Marvel par la Walt Disney Company, le repoussoir d’autrefois.

De même que le monde d’après-guerre paraissait trop étroit aux superhéros, l’industrie créative tend à restreindre la place réservée à l’auteur dans le processus de production. Plusieurs conflits, transactions ou procès retentissants, dans lesquels Stan Lee fut impliqué de près ou de loin, l’ont amplement illustré.

Il lui revient d’avoir su mettre à profit le star-system pour revendiquer sa position d’auteur à l’âge des IP, ces propriétés intellectuelles qui s’échangent à prix d’or. Comme le Professeur Xavier, au dénouement de No One Can Stop the Vanisher !, apprenait à ses élèves que la vraie force est celle du cerveau humain, Stan Lee, fort de soixante-dix-huit ans d’expérience, enseigne à ceux qui lui succéderont que, dans l’univers médiatico-financier de la pop culture, le plus puissant des pouvoirs reste celui d’engendrer des monstres spectaculaires.

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