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Star Wars : apprendre la ventriloquie avec « Le Réveil de la Force »

Dale Jackson/Flickr, CC BY

Comme la pièce où le collectionneur expose ses figurines en vitrine, comme la convention que l’adepte du cosplay visite déguisé, et comme les dizaines de milliers de fan-films, animations et autres sketches de YouTubers qui pullulent sur Internet, Le Réveil de la Force célèbre les charmes et le pouvoir de fascination de la saga Star Wars. Le dictionnaire nous rappelle qu’une célébration constitue « un hommage public », et c’est bien de cela que relèvent toutes ces pratiques culturelles en forme de preuves d’amour.

Certes, le film qui nous nous occupe ici fait un peu bande à part : plus encore que son budget, c’est le fait d’être lui-même un épisode de la saga (le septième) qui l’isole un peu des pratiques célébratives amateur. On a bien affaire avec lui à un « méta-film » – un film de la saga sur la saga. Il possède cependant trois des caractéristiques essentielles de la plupart de ses modestes cousins les fan-films : il refait pour être « reconnu » des morceaux entiers de ce qui existe déjà ; il raconte les choses à toute vitesse puisque justement on en connaît déjà une bonne partie ; et il innove en remédiant aux défauts supposés de son modèle. Par là même, il rend manifeste ce que la sociologie de l’interaction qualifie de « ventriloquie ».

Refaire en plus rapide

L’ouverture du Réveil de la Force met d’emblée les pendules à l’heure – l’heure d’hier : le graphisme, la musique, le déroulant et le premier plan relèvent du copié-collé pur et simple. Dès lors, planètes, vaisseaux et costumes seront, comme le disait Serge Gainsbourg, des « variations sur le même je t’aime ». En gros identiques, avec une petite différence qui suppose de penser tendrement à l’original dont ils dérivent. « Tu as changé de coiffure », dit Han Solo à Leia, réplique qui renvoie (c’est ainsi que fonctionne le méta-film) aux macarons d’il y a quarante ans.

Le scénario, pour une part, procède de même. À nouveau, il faut courir après une « carte au trésor » cachée dans un mignon robot anthropomorphe. À nouveau l’apprenti se rebelle contre le maître et le fils contre le père. À nouveau un jeune être humain qui s’ignore comme Jedi est exploité par un cruel patron non humain, avant de se découvrir rapidement des dons pour le pilotage, le sabre et la Force.

À nouveau les méchants construisent une super-arme sphérique destinée à pulvériser des planètes entières, idée d’autant plus stupide qu’il suffit d’envoyer de petits chasseurs pour exploiter ses failles techniques via une tranchée placée là tout exprès, que protègent d’inutiles canons. À nouveau les gros vaisseaux capturent les petits par rayon tracteur et un extra-terrestre très vieux et très ridé, haut comme trois pommes, donne des leçons de sagesse. À nouveau Han Solo franchit le seuil d’une taverne louche animée par un orchestre bizarre, avant de tenter d’embrouiller ses commanditaires (« c’est ce que j’ai toujours fait », déclare-t-il avec une candeur étudiée). À nouveau les Résistants habitent dans un environnement type forêt de Sherwood et réparent leurs zincs au fer à souder entre deux briefings façon Royal Air Force 1940. À nouveau, enfin, on attend le Messie, l’homme fort qui résoudra tous les problèmes.

Le tout, plus vite. Sur Internet circulent depuis belle lurette des fan-edits (remontages amateurs) des épisodes de la saga, par exemple Star Wars Reconstructed, qui ôte à chaque épisode de la prélogie une vingtaine de minutes de « moments creux et de dialogues ennuyeux » (c’est l’auteur qui le dit). De même, Le Réveil de la Force passe d’emblée à la vitesse de la lumière, tablant sur la culture préalable de son public. Pourquoi attendre des heures avant que Rey empoigne son premier sabre laser, puisqu’on a déjà attendu des heures pour Luke puis pour Anakin ? Pourquoi faire durer l’attaque de la super-arme par les chasseurs une demi-heure alors qu’on connaît déjà par cœur le morceau de bravoure de la destruction de l’Étoile noire ? Divisons donc le temps par deux ou trois.

Innover en remédiant

Le Réveil de la Force n’est pourtant pas un remake. Comme beaucoup des fan-films les plus regardés, il apporte des innovations. D’abord, il tire un trait sur les ronds de jambe diplomatiques et des discussions économico-politiques qui avaient entraîné la prélogie sur le terrain du « réalisme ». Le déroulant d’ouverture est on ne peut plus clair à cet égard : tout ce que les héros des six films précédents se sont échiné à construire a lamentablement échoué et les méchants fascistes sont de retour aux commandes ; mais on ne va pas en faire tout un plat.

Ensuite, là encore comme d’innombrables fan-films qui se réapproprient les dimensions les moins épiques et les plus quotidiennes de l’univers Star Wars, l’Episode VII extrait, pour en faire un héros, un simple soldat de l’armée de figurants anonymes usuellement condamnés à s’écrouler sans grâce en arrière-plan lors des combats au blaster.

Enfin, le scénario corrige l’impression de domination masculine et blanche que pouvaient provoquer les précédents épisodes de la saga. Il introduit un stormtrooper à la peau noire qui préfère l’éthique du care à la morale du soldat, et le petit sage extra-terrestre très vieux et très ridé est désormais une sage.

De même, cette fois, le Jedi qui s’ignore est une Jedi, par ailleurs dans la continuité de Rebelle et de La Reine des Neiges, c’est-à-dire une jeune femme de sang bleu à qui il reste à « devenir elle-même » alors que son environnement immédiat a d’autres projets pour elle. Comble de la modernité, une ébauche d’histoire d’amour mixant les couleurs de peau (« interracial romance ») ringardise l’obsession pour la « pureté du sang » des Jedi, idée amenée de sinistre mémoire par la prélogie.

Un phénomène de ventriloquie

Dans la vie de tous les jours, nous faisons usage d’éléments de langage, d’institutions et de codes qui parlent à travers nous alors même que nous parlons grâce à eux. La langue française et Internet, par exemple, informent et contraignent ce que je suis en train de dire alors même que j’ai l’impression de me servir seulement d’eux. Dans la lignée de l’« anthropologie symétrique » de Bruno Latour, le sociologue François Cooren a proposé de décrire ce phénomène sous l’angle de la ventriloquie. Or c’est exactement ce qui se passe dans le cas qui nous occupe.

En effet, les amateurs qui postent leurs fan-films sur Internet se servent des personnages et des situations de Star Wars à la manière de marionnettes : ils les font parler pour dire ce qu’ils ont sur le cœur, ne serait-ce qu’un amour immodéré pour la saga. Quantité d’eux emploient d’ailleurs pour ce faire de vraies marionnettes. Mais en même temps, en utilisant ces personnages et ces situations, ces amateurs sont parlés par la saga – il leur faut bien en reproduire certains codes sonores, visuels ou narratifs pour convoquer la puissance d’évocation qui est la sienne.

En réalisant un méta-film, l’équipe du Retour de la Force ne pouvait qu’incarner ce phénomène de façon éclatante. Tout s’est passé comme si la saga, cette « entité » non-humaine, imposait certaines de ses structures et de ses figures alors même que scénaristes, techniciens, acteurs et réalisateurs travaillaient à revisiter son propos.

Laurent Jullier est l’auteur de Star Wars, anatomie d’une saga (3e édition, Armand Colin, 2015) dont on peut lire ici l’avant-propos.

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