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Loin de leur image publique, les start-uppers sont en coulisses victimes de sourdes angoisses. Shutterstock

Start-uppers : l’angoisse derrière le rêve

Les start-uppers sont souvent présentés (et perçus) comme des figures de la puissance et du succès. Les exemples d’Elon Musk, PDG de Tesla et SpaceX, ou de Jeff Bezos, PDG d’Amazon, sont particulièrement frappants : chacune de leurs interventions est scrutée, commentée et reprise dans le monde entier. Cette fièvre entrepreneuriale contamine les décideurs publics comme les jeunes diplômés.

Devant une telle unanimité en faveur de l’entrepreneuriat, les chercheurs en gestion analysent le passionnant phénomène start-up et tentent de soulever le voile des apparences. Leurs travaux ambitionnent de mieux comprendre la réalité du processus entrepreneurial et ainsi contribuer à le développer, mais sur des bases assainies et clarifiées. De nombreuses études ont ainsi révélé les risques financiers encourus, les limites organisationnelles des nouveaux modèles entrepreneuriaux, et les problèmes d’honnêteté des start-uppers.

De notre côté, nous nous sommes intéressés aux enjeux psychosociaux auxquels font face les start-uppers, en allant à la rencontre de 19 entrepreneurs évoluant dans un incubateur parisien extrêmement sélectif. Les résultats de cette étude ne sauraient être généralisés, et mériteraient à être validés par des recherches complémentaires. Néanmoins, ils montrent que ces start-uppers présentent des profils d’instabilité émotionnelle et d’anxiété récurrente, en lien avec leurs projets. Cette situation ne réduit en rien leur engagement et leur volonté de changer le monde. Il semblerait plutôt que l’anxiété révélée par ces échanges joue un rôle primordial dans leur projet de création entrepreneuriale.

L’entrepreneur est perçu comme résilient

Le titre en couverture du supplément « Entrepreneurs » des Échos du 7 février 2018 est explicite : « Même pas peur ! L’ambition sans limites des jeunes entrepreneurs ». Image d’Épinal des jeunes start-uppers, qui ne craignent rien et sont prêts à mener toutes les batailles. Mais sont-ils réellement si imperméables à l’angoisse ?

Cette image de la personnalité « hors-normes » de l’entrepreneur ne vient pas de nulle part. Lorsqu’il s’agit de décrire l’entrepreneur, la littérature en gestion abonde elle aussi dans ce sens. En 1985 déjà, dans la première édition du Journal of Business Venturing, lui prêtait toutes les compétences : il tolère les situations ambiguës, agit de manière autonome, résiste à la conformité, fait preuve d’adresse dans ses relations interpersonnelles, s’adapte rapidement au changement et sollicite rarement de l’aide. Plus récemment, il a été démontré qu’il présente une plus grande tolérance au stress. Les entrepreneurs présenteraient par ailleurs un niveau d’optimisme supérieur à la moyenne. Cette confiance peut d’ailleurs se révéler contre-productive : elle altère leur faculté de jugement, fragilisant les revenus et les créations d’emplois. Un excès de confiance qui pourrait même être la première cause de faillite entrepreneuriale.

L’imaginaire collectif sur la start-up s’est donc logiquement construit sur la mise en scène d’un archétype, celui du « visionnaire qui n’a pas froid aux yeux ». Les célèbres keynotes de Steve Jobs, au cours desquelles le PDG d’Apple présentait chaque année les nouveaux produits de la marque à la pomme dans un show extrêmement rodé, en sont emblématiques. Les pitches ou elevator pitches, des discours incisifs et ambitieux dont l’objectif est de convaincre l’auditoire (d’investisseurs, de journalistes, de clients, etc.) du potentiel extraordinaire d’un projet, ont aussi contribué à forger l’image des start-up. Ces prises de paroles travaillées et millimétrées renvoient l’image d’un chef d’entreprise jeune, confiant et maître de lui.

La présentation par Steve Jobs de l’iPhone 2007, lors d’une des célèbres keynotes Apple.

Angoisses et « montagnes russes » émotionnelles

Notre enquête fait cependant apparaître un aspect moins connu de l’aventure entrepreneuriale : la fragilité émotionnelle de ces héros modernes.

Les réponses fournies durant les entretiens révèlent que ces start-uppers traversent des pics émotionnels paroxystiques. La moindre bonne nouvelle pour leur projet leur procure instantanément une intense euphorie, alors que les revers qu’ils subissent les font plonger dans des abîmes d’angoisses. Une entrepreneure expérimentée détaille, avec un certain franc-parler :

« C’est un effet de levier : on monte hyper vite, mais la chute… On tombe de 120 mètres, on s’explose la gueule ! »

Ces variations émotionnelles peuvent être contenues pendant la semaine et son activité intense. Mais elles s’expriment d’autant plus violemment quand arrivent les moments de calme, comme le week-end, où l’entrepreneur, privé de son équipe et de l’adrénaline du quotidien, se retrouve seul face à ses angoisses. Ainsi, comme l’expose Quentin* :

« Les week-ends c’est le moment où tu es seul, isolé, et ça fait très mal ! Parce que tu as des “ups and downs” énormes : “on ne va jamais y arriver”. Ou alors au contraire on est hyper excité par ce qui s’est passé… Beaucoup de remises en question parce que tu as du temps pour réfléchir. Ce sont des moments intenses, parfois vertigineux. »

En perpétuel déséquilibre, ces entrepreneurs vivent sous une épée de Damoclès : la viabilité et la survie de leur start-up ne sont pas assurées, menaçant ainsi leur sécurité économique, mais aussi celle de leurs éventuels salariés. Laurie* revient avec émotion sur une période difficile qu’elle a traversé :

« À un moment, on s’est retrouvés dans une situation où soit j’avais plusieurs millions d’euros sur le compte en banque, soit je virais les six personnes que j’avais choisies et que j’aime le plus sur terre, à savoir mes employés, qui ont des enfants… Alors que j’avais 25 ans ! Et bien voilà, c’est deux semaines où il faut s’inventer un estomac. Parce que ce n’est pas très rigolo… »

La faillite éventuelle (qui concerne 90 % des start-up selon certains observateurs), constituera une blessure narcissique profonde pour ces jeunes qui se sont pleinement investis dans leur projet. Beaucoup entrent en dépression suite à un échec.

Quand le rideau tombe et que les lumières de la scène s’éteignent, ces rock-stars redeviennent humains. Lors d’un dîner informel entre start-uppers organisé par l’incubateur, loin des regards extérieurs et des exigences de performance, la parole a pu se libérer. Les entrepreneurs présents ce soir-là ont partagé l’un après l’autre leurs souffrances intimes, leurs angoisses jusqu’à reconnaître un usage régulier d’anxiolytiques (« la moitié au moins était sous calmants ! »).

Un engagement renforcé par l’anxiété

Avant le recours aux médicaments, le premier moyen de défense contre ces angoisses est la fuite en avant dans le travail. Une manière de noyer leurs anxiétés dans une overdose de travail, mais aussi de rester en prise avec la réalité et de maximiser les chances de succès. Ils développent ainsi une forme d’accoutumance à ces pics émotionnels et cette adrénaline. La souffrance est sublimée dans un surinvestissement au travail. Pierre* explique spontanément :

« Avec l’expérience on devient à la fois un peu immunisé par rapport aux montagnes russes émotionnelles que procure l’entrepreneuriat, et addict au fait que chaque journée, il se passe quelque chose d’un peu incroyable. Je pense que je ne pourrai plus jamais remettre les pieds dans une boîte où je pourrais passer une journée sans qu’il ne se soit rien passé d’important. »

Qu’est-ce qui motive les start-uppers à supporter cette situation de stress permanent ?

Changer le monde plutôt que faire fortune

Cet engagement et cette volonté féroce de réussir ne peuvent s’expliquer uniquement seulement par des considérations économiques. Le désir d’enrichissement personnel reste bien sûr un horizon rêvé, mais peu probable. S’ils croient tous au succès à venir de leur entreprise, ils ont pour beaucoup consenti d’importants sacrifices financiers. Avec leur profil de diplômés de grandes écoles, le meilleur calcul, purement économique, serait d’embrasser une carrière dans une grande entreprise. C’est pourtant un modèle qu’ils rejettent violemment, même ceux qui ne l’ont jamais connu.

Cette attitude pourrait s’expliquer par des considérations plus transcendantes, résumables en une phrase : les start-uppers semblent mus par la volonté de changer le monde. Ils ne rêvent pas du Grand Soir, mais espèrent « construire quelque chose de leurs mains », laisser une trace, et avoir un impact dans la vie de leurs futurs clients. Dans un contexte de défiance vis-à-vis des institutions, des grandes entreprises ou du politique, la start-up est pour eux un moyen de réenchanter le monde et poursuivre un idéal concret, à portée de main.

Descendants directs des protagonistes de la contre-culture des années 1970, ils réinventent une forme d’engagement, plus individuel, inscrit dans le libéralisme. Ce n’est pas un hasard si, comme le mouvement hippie, la mode des start-up est née en Californie, portée par une frange des classes sociales supérieures.

L’anxiété, cette dimension constitutive mais peu connue du monde des start-up, porte donc non seulement sur le succès même des projets, mais aussi sur l’état du monde en général, et sur l’impuissance des grands groupes ou des institutions à changer le cours des choses. Malgré la souffrance qu’elle génère, elle est créatrice et productive : elle constitue un puissant moteur d’engagement pour l’entrepreneur.

* Tous les prénoms ont été changés.


Pour en savoir plus : R. Buquet, N. Luca et J.-P. Bouilloud (2017), « Malaise dans les start-up : entre désir héroïque et anxiété créatrice », Nouvelle revue de psychosociologie (24), p. 93‑111.

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