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Statistiques et modèles mathématiques : doit-on les laisser nous gouverner ?

Les données et les modèles sont indispensables, mais ils ne font qu’ouvrir des questions plus politiques. David Parkins / Nature, Author provided (no reuse)

« À quelles conditions peut-on aujourd’hui faire confiance aux données chiffrées mises en avant par nos gouvernants ? » Avec vingt philosophes, historiens, sociologues, statisticiens et mathématiciens exerçant dans neuf pays, nous avons publié fin juin dans la revue Nature un texte-manifeste s’attaquant à cette question pour alerter experts et profanes sur les mésusages des statistiques et modèles prédictifs, de plus en plus fréquents dans le contexte de la crise sanitaire mondiale, et pour proposer cinq façons de s’assurer que les chiffres éclairent avec justesse les débats et décisions.

Les statistiques et modèles mathématiques ne doivent pas clore les débats, mais les ouvrir

Depuis le début de l’année 2020, les chiffres de la pandémie de Covid-19 sont quotidiennement à la une de la presse : nombres de cas détectés ou existants, taux d’occupation des lits en réanimation, de transmission ou de guérison, courbes de l’évolution des décès et cartes des pays les plus touchés. Les discours politiques et médiatiques sont colonisés par des données et des concepts qui leur confèrent d’emblée une apparence de scientificité, sinon d’infaillibilité. « Aplatissement de la courbe », « risque de contamination », « probabilité d’infection » : tous ces éléments de langage sont mobilisés comme des arguments d’autorité, chiffres à l’appui, pour justifier des décisions et des dispositifs d’action publique, sans tenir compte des incertitudes qui les entourent et des précautions méthodologiques que suppose leur maniement.

Et pour cause : leur efficacité comme instrument politique tient à la reconnaissance de leur caractère indiscutable. Ce sont des boîtes noires utiles pour clore les débats, faire taire les oppositions et faire accepter des états d’exception restreignant les libertés les plus fondamentales.

Or, les données de modélisation qui peuplent aujourd’hui nos existences pourraient être de précieux outils pour soulever des problèmes, faire valoir certains droits et nourrir des échanges contradictoires… à condition d’admettre la porosité des frontières entre science et politique, savoir et pouvoir, débats publics et controverses expertes.

D’où les cinq précautions à prendre dans l’usage des chiffres pour se prémunir contre la « quantophrénie ».

Expliciter les hypothèses et les incertitudes

Que suppose le modèle ? Qu’a-t-il négligé ou délibérément écarté ? Une analyse de sensibilité a-t-elle été effectuée ? Il convient non seulement d’expliciter systématiquement les hypothèses sous-tendant un modèle, mais aussi de rendre compte des incertitudes. Pourquoi ? Les modèles sont des outils qui permettent de répondre à des questions de type « et si ? » : que se passera-t-il si nous imposons un confinement, doublons le nombre de lits d’hôpital, améliorons la capacité de dépistage de 30 %, etc. ? Or ils répondent à cette question en fonction d’un certain nombre de conditions ou de présuppositions.

Répondre au questionnement ci-dessus suppose d’avoir une certaine idée de la dynamique de l’infection, de la manière dont les mesures de confinement sont mises en œuvre et respectées, de l’efficacité des tests… autant de choses sur lesquelles il n’y a aucune évidence. Nos connaissances en la matière sont en cours d’élaboration, c’est-à-dire plutôt rudimentaires.

Il est donc primordial d’insister sur les incertitudes qui conditionnent la qualité des prédictions. Un manque de transparence et d’information en la matière peut alimenter un faux sens de prévisibilité et, en fin de compte, miner la confiance sociale dans les nombres et les sciences. C’est pourquoi les hypothèses et les limites des modèles doivent être discutées ouvertement et honnêtement.

Conjurer la démesure

Telle est la deuxième précaution recommandée par les auteurs du manifeste. Comme tout scientifique, les modélisateurs aiment leurs créatures et ont tendance à les rendre plus sophistiquées que les connaissances disponibles ne le permettent. Or le modèle le plus complexe n’est pas toujours le meilleur. La réalité ne peut jamais être épuisée par des lignes de code et, parfois, augmenter l’ambition descriptive du modèle en multipliant les paramètres ne fait que redoubler l’incertitude de la prédiction.

Les auteurs appellent donc les modélisateurs à se méfier de l’orgueil que peut procurer leur création et à admettre leurs limites.

Être attentif au cadrage

La modélisation est une activité sociale, située dans le temps et l’espace. Chaque modélisateur, équipe ou institution impliquée dans ce travail a une orientation disciplinaire, normative et politique. Le reconnaître, ce n’est pas céder au relativisme, mais c’est admettre que les chiffres statistiques comme les modèles mathématiques ne sont pas transcendants, à l’image de vérités tombées du ciel. Ils sont des faits, des construits sociaux, produits par un processus collectif marqué par des arbitrages conceptuels, des choix méthodologiques, des compromis et des conventions, des rapports de force et des enjeux de pouvoir. C’est à la lumière de ce processus qu’on peut lire et interpréter avec justesse ses résultats.

La quantification produit des outils de preuve, lesquels peuvent servir d’outils de gouvernement,, mais aussi de résistance. Un militantisme armé de statistiques est possible : c’est le « statactivisme », lequel consiste à lutter contre les « politiques du chiffre », leurs abus, leurs injustices et les inégalités qu’elles creusent, en forgeant d’autres chiffres. Non pas que les uns soient vrais et les autres faux, mais d’autres visions du monde sont possibles appelant d’autres mesures.

Différentes expériences participatives partent ainsi du principe que la modélisation ne peut être laissée aux seuls modélisateurs, invités à recenser et intégrer les différents points de vue portés sur le problème traité de sorte à en restituer la complexité. Il s’agit alors de poser un cadre autorisant la participation des diverses parties prenantes, ce qui permet aux modélisateurs de mieux saisir et traduire le caractère multidimensionnel des phénomènes mesurés. Notre manifeste s’accompagne d’un riche dossier annexe présentant des exemples de ce type.

Réfléchir aux conséquences

Même une quantification bien intentionnée produit des effets imprévus, parfois nocifs. Ne citons ici qu’un exemple : les usages du nombre de décès dus au coronavirus. Comme l’a expliqué Emmanuel Didier au début de l’état d’urgence sanitaire, le fait de se concentrer sur ce nombre, lequel ne peut être qu’approximatif dans le feu de l’actualité, a soustrait au débat public la question des valeurs. Doit-on renoncer à nos droits fondamentaux pour sauver des vies ? En brandissant le chiffre des morts, les gouvernants et de nombreux éditorialistes ont joué sur les affects des populations et ont rendu inconvenante toute discussion quant à l’arbitrage sécurité/liberté et à la légitimité des dispositifs instaurant un état d’exception. Or ce qu’il faut faire est une question politique, et non mathématique.

Reconnaître sa « docte ignorance »

Comme le penseur Nicolas de Cues le suggérait déjà en 1440, la « docte ignorance » – savoir (ce) qu’on ne sait pas – est une vertu précieuse pour réfréner des affirmations trop aventureuses concernant des problèmes complexes qui n’ont, la plupart du temps, pas de solution univoque. Modélisateurs et statisticiens doivent non seulement connaître et reconnaître les limites de leur savoir, mais aussi les rendre publiques pour qu’elles soient prises en compte par les usagers de leurs données et que ceux-ci comprennent les failles inhérentes à tout système prédictif au lieu de les regretter, à l’instar de la reine Élisabeth II reprochant en 2008 aux économistes de n’avoir pas vu venir la crise financière.

En rappelant ces cinq garde-fous, le manifeste n’appelle pas à mettre fin à la quantification, ni à adopter des modèles prétendument apolitiques, mais à opter pour une divulgation pleine et entière de leurs apports et limites afin qu’ils soulèvent des questions et suscitent des débats contradictoires plutôt que d’alimenter un consensus délétère. Il ne s’agit pas par là de discréditer la contribution des scientifiques, de leurs modèles et données, à une meilleure connaissance de l’épidémie et, plus généralement, à un gouvernement mieux éclairé. Il s’agit bien plutôt de prendre acte des enseignements de l’histoire et de la sociologie des sciences, et d’admettre que le travail scientifique n’est pas hors du monde social, de ses contingences et incertitudes, de ses conflits et rapports de pouvoir.

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