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Steve Jobs et Coco Chanel : le paradoxe des cols noirs

Andre Chinn/Flickr, CC BY

Steve Jobs est décédé en 2011, quarante ans à quelques mois près après Coco Chanel (1883-1971). Aussitôt se sont envolées les ventes de pulls noirs à col roulé, lequel donne progressivement son nom à une nouvelle catégorie de travailleurs : les « cols noirs ». Succédant aux cols bleus (les ouvriers), aux cols blancs (les cadres) et plus récemment aux cols gris (techniciens de l’industrie) les cols noirs renvoient à l’ensemble des individus, salariés ou non d’ailleurs, qui servent le développement des innovations et, à leur manière, contribuent au renouveau économique de leurs activités.

Si Steve Jobs est rarement pris comme référence en matière de mode vestimentaire et si le concept de col noir semble encore un peu flou, la référence au pull noir à col roulé fait écho à la petite robe noire de Chanel et à la personnalité de sa créatrice. Non seulement, juste après le décès de cette dernière, les ventes de petites robes noires se sont envolées elles aussi, mais sa créatrice a aussi marqué son temps et, tout comme Jobs est considéré comme un des grands innovateurs du monde de l’informatique, Chanel est unanimement reconnue comme une révolutionnaire dans le monde de la mode et du vêtement.

Coco Chanel. Chariserin/Flickr, CC BY

En effet, au-delà des similitudes en matière de goûts vestimentaires – l’adoption de la couleur noire et la volonté de porter un vêtement élégant en toute circonstance, mais surtout pratique –, ce sont les similitudes en termes d’attitudes qui semblent intéressantes pour définir ce qu’est réellement un « col noir » ou, pour dépasser la métaphore vestimentaire, un dirigeant innovant et visionnaire, capable de révolutionner positivement son industrie.

Des productions qui ont changé leurs industries et mêlent arts et technologies

À l’heure où les travaux sur l’interface machine – la souris voit le jour chez Xerox – décider que l’ordinateur grand public, à peine né, ne sera plus et que les objets – du moins certains – seront connectés et qu’ils pourront délivrer, traiter, envoyer des données pouvant être stockées sur des serveurs spécifiques… tout cela relève à la fois de la science-fiction ou de la folie. Décréter et imposer aux techniciens qu’un ordinateur est un objet pouvant être beau, multicolore, pratique – certains diront plus tard ergonomique –, mais digne de tenir la meilleure place sur un bureau ou dans un salon fait figure d’anomalie dans les années 90 au moment où règne les premières standardisations dans le monde de la micro-informatique, où le PC fixe est nécessairement volumineux en plastique beige et le PC portable noir.

Voulez-vous passer votre vie à vendre de l’eau sucrée ou voulez-vous changer le monde ? Bangdoll/Flickr, CC BY-SA

Surfer sur la vague de la diffusion d’Internet pour proposer des terminaux conviviaux et des méta-applications pour transporter les données puis rendre obsolète en deux ans les industries de la téléphonie fixe, mobile et des appareils radios et audios sans que ces derniers ne puissent réagir laisse perplexe. Steve Jobs et ses équipes ne sont pas des innovateurs dans le sens où ils ne créent pas les technologies ou du moins, pas les plus essentielles, mais il propose une vision d’une industrie, d’un usage à partir de ces technologies et sait rendre cette vision réelle. Rétrospectivement, son credo aurait pu être : repenser l’existant pour en faire quelque chose de pratique (donc d’utile) et de beau. Il en est de même de Coco Chanel.

Coco Chanel. chariserin, CC BY

Dans les productions créées par cette femme, les modernes ne trouveraient rien de très innovant : elle reprend des tissus existants, tout au plus les détourne-t-elle de leur usage initial – le tissu pour les costumes masculins par exemple –, elle surfe sur les modes, en particulier la tendance du court au début des années 1920. En revanche, elle fait le pari que le vêtement de la femme peut être beau sans corset ou gainage, et donc pratique. Qu’il peut être sobre et élégant… Là réside la touche révolutionnaire de Chanel.

Des produits combinant praticité et esthétique et rendant obsolètes ou dépassées les productions concurrentes obsolètes : voici le premier point commun de ces deux entrepreneurs. Pour autant, ce qui rend leurs résultats légendaires n’est pas tant la mise en œuvre réussie d’une stratégie qui ressemble fort à la fameuse stratégie « Océan Bleu » que la capacité de ces entrepreneurs à se renouveler la démarche… du début à la fin.

Pour transformer les échecs en renaissances : persévérance et management autocratique

Comment ont-ils procédé ? Là encore, on note certaines similitudes. Jobs s’est trompé dans ses mises en œuvre : les technologies n’étaient pas toujours prêtes et la Cube, fut-elle esthétique, ne servait pas à grand-chose dans les bibliothèques. Il a quitté son entreprise, contre son gré certes, mais quitté quand même, pour mieux y revenir et poursuivre sa démarche. Chanel, quant à elle, a aussi connu des déboires : collections décevantes, fermeture de sa maison de couture… pour mieux la rouvrir quelques décennies plus tard et parachever son œuvre.

Steve Jobs. Daniel/Flickr, CC BY

Si l’histoire retient que Chanel semble mieux maîtriser son destin – elle décide elle-même de fermer sa maison et de la rouvrir quand elle le juge opportun – que Jobs, tous deux ne céderont jamais sur leur credo : le produit doit être pratique et esthétique. Il prendra des formes différentes et intégrera les technologies du coup d’après. Cette persévérance contre vents et marées – crises économiques pour Jobs, guerres pour Chanel – cette ténacité pour durer… autre point commun aux deux personnages.

Revers de la médaille de cette persévérance pour Chanel comme pour Jobs : ils sont tous deux considérés comme difficilement vivables au quotidien. Les biographes des deux légendes relatent des personnalités égocentriques, autocratiques, exigeantes, perfectionnistes. Les employés des deux camps les admirent et redoutent les affres lorsqu’un d’eux contredit la vision de leur dirigeant.

Les cols noirs ont-ils alors leur place dans l’entreprise ouverte ?

Au moment où Apple fête ses 40 ans, que conclure de ces synthétiques portraits croisés ? Une simple confirmation du portrait de l’innovateur : celui qui non seulement fait preuve de créativité, mais toujours autour d’une ligne directrice qu’il adapte au fil des aléas économiques, sociaux, géopolitiques… Cette ligne est le fruit d’une conviction, d’un combat personnel que l’individu poursuit tout au long de sa carrière.

Cette persévérance fait de lui un manager autocratique, mode de management peu prôné à l’heure de la promotion de l’entreprise ouverte, du moins depuis les années 90. Si le concept d’entreprise ouverte, à l’instar du « col noir », semble manquer de théorisation, la présence d’un dirigeant autocratique et visionnaire s’intègre mal avec le toyotisme prôné dans les années 1990, les initiatives d’open innovation ou encore les efforts de démocratisation de l’innovation décryptée par Erik Von Hippel.

Leur démarche autocratique peut paraître paradoxale à l’heure où les innovateurs sont nécessaires pour le renouveau des industries. Là réside l’enjeu pour toutes les entreprises et tous les entrepreneurs visionnaires pour les années à venir : laisser place aux « cols noirs » qui semblent nécessaires au renouveau des industries et pression d’intégration d’une logique démocratique et de marché dans le processus d’innovation.

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