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Stratégie et incertitude (4) : hip-hop management, stratégie du nouveau monde

N'ayez pas peur… du hip-hop. Ian Burt/Flickr, CC BY

Ce texte est issu des travaux de la conférence organisée par la FNEGE, le groupe Xerfi et L’Encyclopédie de la Stratégie le 25 novembre 2015 sur le thème « Mener une stratégie et prendre des décisions dans l’incertitude ».

« Les temps changent… » rappait MC Solaar, le plus en vue de tous les rappeurs français, à la fin du siècle dernier. Il était alors à son sommet. Et déjà au début des années 60, Bob Dylan faisait un tube dans le protest song anti-système avec « The Times They Are a-Changin ».

Mais aujourd’hui, les temps ont vraiment changé. Et de ceci, il n’est pas certain que ni les dirigeants et managers formés au siècle dernier, ni les cabinets de conseil, ni même peut-être la recherche académique n’en aient pris pleinement conscience.

Un voyage en trois temps permet de mesurer l’ampleur des incertitudes nées du changement de monde, et donc de paradigme.

Au commencement est l’organisation

D’où vient le management ? Des centaines de milliers de pages écrites sur l’art du management, on peut tirer une quintessence : les managers ce sont ceux qui font en sorte que d’autres fassent, dans cette « chose » que l’on appelle l’organisation. Soyons précis, puisqu’on peut le dater : c’est avec la révolution industrielle qu’est apparue la grande entreprise, entre 1840 et 1920, tel qu’elle a été théorisée par le Professeur Alfred Chandler, véritable CEO de la business history comme aimaient à le qualifier ses collègues de l’Université d’Harvard.

Alfred D. Chandler, Jr. : « Si la structure ne suit pas la stratégie, on devient inefficace ». azquotes.com

La main bien visible de l’autorité managers, en lieu et place de la main invisible, spontanée et merveilleuse, du marché d’Adam Smith. Parce qu’il fallait produire en masse et distribuer en masse. Parce qu’il fallait des trains et des voitures. Parce que deux guerres mondiales plus tard, les techniques inventées pour manager cette grande entreprise structurée par domaines d’activités stratégiques comme autant de couples produits/marchés allaient être enseignées dans toutes les business schools et universités de la planète.

On aura eu beau raffiner, disserter, débattre, s’interroger sur les limites des matrices d’allocation des ressources, des forces concurrentielles, ou du contrôle de gestion ; proposer d’intégrer de la transversalité dans le management ou encore s’interroger sur la primauté de ce que l’on sait faire ou de la dynamique externe d’une industrie pour expliquer les origines de la performance des « firmes »… C’est bien dès la fin des années 1960 qu’a été formulé l’essentiel en matière de management, de stratégie, de contrôle de gestion. Une période où les méchants Rolling Stones, eux, avaient déjà pris la relève du gentil Bob Dylan en haut des hits parades avec « Street Fighting Man ». Puisque dans la rue, ça se vendait encore mieux. Déjà.

Puis vient la globalisation

Le second temps a été celui de la globalisation. Fin des années 1980, l’Est s’ouvre définitivement à l’échange et au commerce. Comme autant de promesses de débouchés et de croissance pour des grandes entreprises devenues des monstruosités managériales, excessivement diversifiées au cours des décennies précédentes.

La globalisation marchande consécutive à la proclamation de la « fin de l’Histoire » a permis aux acteurs de l’industrie financière de faire valoir l’intérêt du recentrage sur le cœur de métiers – le « core business » – dans des industries aux frontières clairement identifiées.

« Globalisation strategy ». Tim Caynes/Flickr, CC BY-NC

La première vague de l’Internet a accentué la tendance en créant l’illusion de pouvoir externaliser et délocaliser sans dommages grâce aux ERP. Les managers sont ainsi devenus des experts en rendement des capitaux investis, quitte à alléger l’entreprise d’une bonne part de ses actifs pour tenir l’objectif.

On a rarement fait remarquer ce que tout ceci devait aussi aux accommodantes politiques monétaires, qui autorisaient tant et tant de fusions et d’acquisitions à coups d’effets de levier financiers.

L’explosion de la bulle de la « net-economy » en 2001 déjà, la crise de 2007 surtout ont eu raison de ces illusions. Et c’est sans doute parce que le réveil serait trop brutal que l’on continue depuis 7 ans d’entretenir un rêve ancien à grand renfort de quantitative easing… en croisant les doigts en haut lieu pour que tout ça ne finisse pas en cauchemar.

Enfin, s’ouvrent de nouveaux espaces…

À trop avoir craint l’incertitude de ce qui aurait pu advenir si on avait débranché l’assistance respiratoire, on a alors oublié de se concentrer sur l’essentiel : un troisième temps s’est ouvert. Plus exactement, un nouveau monde, puisqu’il est celui de la conquête de nouveaux espaces.

« Funky Business : Talent Makes Capital Dance », publié en 2000.

Jugez plutôt. Fin des années 1990, Google et Amazon, déjà. 2004, Facebook. 2006, Twitter. 2010, Instagram. Quelques noms, au hasard… Et puis bien sûr, sur la période 2001-2015, iTunes puis l’iPod puis l’iPhone puis l’iPad pour finir autour de 700 milliards de valorisation boursière. Et un Internet auquel on se branche désormais davantage depuis un appareil mobile plutôt qu’un ordinateur.

Dans ce contexte de nouvelles mobilités spatio-temporelles, les anciens schémas sont trop rigides, les perspectives trop limitées. Le salariat ? Pourquoi, quand on sait l’importance de la co-création dans le cadre de processus d’innovation ouverte ? Pourquoi quand, sans relâche, on traque l’opportunité nouvelle ? Pourquoi, quand l’avantage décisif résulte d’articulations créatives encastrées dans des écosystèmes par définition peu respectueux des frontières légales héritées d’un autre temps ?

Phil Simon, CC BY

Le hip-hop manager, lui, se sent dans un tel environnement comme un poisson dans un océan qui ne peut être que bleu. Sa stratégie ne relève pas des règles établies par les anciennes puissances industrielles et du respect des codes dominants. Les codes, il les invente ; ou plutôt, il en forge de nouveaux à partir de ce qu’il sait décrypter dans la rue et de ses réseaux.

… dans lesquels joue le hip-hop manager

Familier des musiques méprisées et des marges, le hip-hop manager affirme sans pudeur son appât du gain pour mieux faire valoir sa réussite. Contrairement à une croyance répandue, il n’en fait pas, lui, une fin en soi. Parce qu’il pense que la stratégie c’est d’abord être « bigger than itself », plus grand que soi-même.

Parti de nulle part, le hip-hop manager n’a aucun scrupule. Dans le monde hyper-connecté de l’Internet mobile et des réseaux sociaux, ça ne dort jamais ; il est aussi aisé de passer d’une rue à l’autre ; c’est pourquoi chaque reconnaissance conquise dans un monde est d’abord vue comme le moyen d’en investir d’autres.

Dès qu’il vend des disques, le hip-hop manager crée son propre label avec d’autres artistes pour inverser le bargaining power vis-à-vis des maisons : c’est ce que fera Jay-Z avec Roc-A-Fella Records ou Dr. Dre avec Aftermath. Ou en France, Booba avec Tallac Records.

Jay-Z : « Pas peur de mourir, peur de ne pas tenter ma chance ». Get Everwise/Flickr, CC BY-SA

Le hip-hop manager vend aussi des vêtements sous sa propre marque, tel Jay-Z avec sa ligne Rocawear et Booba avec Ünkut. Ou des casques, comme Dr. Dre avec Beats by Dre. Et comme il a eu largement le temps d’apprendre la logique du calcul qui régnait en maître dans l’ancien temps où il était privé de tout, il a l’obsession du contrat pour faire valoir ses droits.

Le hip-hop manager a retenu une autre leçon de la rue : le poids des normes sociales. Il est donc passé maître dans le maniement des frustrations et sait comme personne se jouer des désirs et rivalités mimétiques. Il se plaît aussi à choquer en affichant sa richesse puisqu’elle est sa revanche. La maille du raisonnement stratégique chez lui est l’organisation, l’équipe, la bande. Pas l’Homo economicus. Parce qu’il sait que la loyauté envers les siens est le premier des facteurs clés de survie sur longue durée.

Enfin, le hip-hop manager connaît la valeur de l’exemplarité. Jay-Z ? Un gamin, parti de nulle part, de Brooklyn, des pires ghettos. Aujourd’hui, nouvelle icône du rêve américain. Le président Obama ne s’y est d’ailleurs pas trompé :

Jay-Z et moi avons beaucoup en commun. Quand nous étions jeunes, personne n’aurait imaginé que nous pourrions être là où nous sommes. Nous avons aujourd’hui tous les deux des dollars. Et tous les deux nous sommes mariés à des femmes plus célèbres que nous !

Ces propos, c’était à l’occasion de la campagne présidentielle américaine de 2012.

La veille d’une réélection.

Triomphale.

Jean-Philippe Denis le 25 novembre 2015.

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