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Stratégie et incertitude (7) : prospérer dans l’imprévu

L'Imprévu de Sieglinde Klupsch et Nous sommes heureux de Claude Lévêque - FRAC Poitou-Charentes , août 2012. ID Number THX 1139 / Flickr, CC BY

Ce texte est issu des travaux de la conférence organisée par la FNEGE, le groupe Xerfi et L’Encyclopédie de la Stratégie le 25 novembre 2015 sur le thème « Mener une stratégie et prendre des décisions dans l’incertitude ».

Il convient, en préambule, de se poser une question sur cette idée reçue : vivons-nous réellement dans un monde plus incertain que par le passé ? J’ai tendance, quand je lis « le monde dans lequel nous vivons est plus incertain » à traduire : la personne qui écrit cela a vieilli. L’être humain a un bon fond – c’est bien de le rappeler, surtout en ce moment-. Quand il est jeune, il a l’impression de tout comprendre ; puis en vieillissant, il s’aperçoit qu’il ne comprend pas, donc, il en déduit que « c’est devenu incompréhensible »… or je pense que ça l’était. Je ne suis donc pas sûr que le monde soit plus incertain que par le passé, je pense qu’il est consubstantiellement incertain. Et il l’a toujours été.

Un des paradoxes les plus stimulants de la stratégie d’entreprise est très certainement son rapport à l’incertitude. Par nature, la stratégie exige en effet un engagement dans les choix d’allocation de ressources. Sans cet engagement, il n’existe pas de stratégie lisible : une entreprise qui modifierait fréquemment ses choix d’allocation de ressources, son périmètre d’activité ou son modèle économique serait dans la tactique et ne ferait jamais de stratégie.

Faire de la stratégie, c’est choisir, et choisir, c’est renoncer. Or, parallèlement, la stratégie érige en impératif absolu la recherche de la liberté de mouvement. Face à la turbulence, il s’agit d’être adaptable, innovant, disruptif, et surtout de ne pas subir un sort à la Kodak ou à la Nokia en s’enferrant dans les choix passés, en creusant un sillon qui devient peu à peu une tombe.

Dès lors, comment concilier engagement et adaptabilité ?

L’aléatoire, l’imprévu et l’incertain

Il faut pour cela distinguer d’un côté l’aléatoire, celui des dés ou de la roulette, où l’on sait par avance quels sont les futurs possibles, et avec quelle probabilité, et d’autre part l’imprévu, où tout peut arriver, comme l’éruption de l’Eyjafjallajökull, la catastrophe de Fukushima, le succès d’Harry Potter ou celui de Facebook. Or, le monde de la stratégie, ce n’est pas l’aléatoire du casino, c’est l’imprévu et l’incertain. Tous les plans de financement réalisés avant la crise de 2008 ont fini à la poubelle, et les vastes ambitions stratégiques de Volkswagen se sont fracassées sur un petit logiciel. Faire de la stratégie, ce n’est pas gérer des risques, c’est prospérer dans l’imprévu.

On distingue le plus souvent quatre niveaux d’incertitude :

  1. Avec le niveau un, on s’attend à ce que les tendances actuelles se poursuivent. C’est souvent le cas en démographie, où le futur est déjà présent. Paradoxalement, c’est aussi l’hypothèse sous-jacente de la plupart des outils d’analyse stratégique, que ce soit le modèle des 5 forces de la concurrence, les calculs d’actualisation ou la courbe d’expérience, qui postulent qu’en analysant le passé on saura prédire le futur. Comme le souligne malicieusement Karl Weick, face à l’inconnu, mieux vaut une carte fausse que pas de carte du tout.

  2. Avec le niveau deux, on ne sait pas quel va être le futur parmi une série de scénarios possibles. C’est ce qui se passe quand le succès d’une entreprise dépend de l’adoption ou non d’une technologie ou d’une réglementation. On peut alors construire des plans, établir des scénarios et mobiliser la théorie des jeux.

  3. Avec le niveau trois, le nombre de scénarios devient lui-même incertain. Face à ce type de situation, on peut utiliser par exemple l’approche par les options réelles ou celle des balises du futur.

  4. Enfin, avec le niveau quatre, l’incertitude est totale : on postule que les ruptures sont aussi inévitables qu’imprévisibles. Dans une situation de ce type, la tentation est grande de se contenter de parier, mais cela constitue bien entendu une faute morale : autant vous avez le droit de parier avec votre propre argent, autant vous n’avez pas le droit de le faire avec les ressources de l’entreprise dont vous êtes responsable. Un stratège ne saurait être un parieur.

Quatre postures face à l’incertitude

Au total, face à ces quatre niveaux d’incertitude, on voit apparaître quatre postures distinctes :

  1. La première consiste à refuser l’imprévu. Il s’agit de s’engager dans ses choix, en espérant que cela stabilisera l’environnement. C’est la posture de la plateforme pétrolière qui oppose ses millions de tonnes à la tempête. Cependant, même les plateformes pétrolières peuvent sombrer. En 2000, la valorisation boursière de Nokia était ainsi la plus élevée d’Europe, avec 198 milliards d’euros, mais cela ne l’a pas empêché d’être racheté pour 40 fois moins par Microsoft en 2013.

  2. La seconde posture consiste à décrypter l’imprévu. On mobilise alors l’arsenal de la planification stratégique et de la théorie des jeux pour trouver une forme de prévisibilité là où d’autres ne voient que le chaos. Or, comme l’a montré Henry Mintzberg, la planification s’oppose à la liberté de mouvement, ce qui faisait dire à Eisenhower : « la planification, c’est essentiel, les plans, c’est inutile ». De même, la théorie des jeux repose sur un postulat de rationalité des joueurs qui limite son utilité pratique : si elle fonctionne lorsque chacun est capable de calculer méticuleusement son intérêt, elle est moins convaincante quand les concurrents sont guidés par l’instinct, la crainte ou la colère. On peut alors se retrouver avec deux films consacrés à « La guerre des boutons » qui sortent à une semaine d’intervalle, parce qu’aucun des producteurs n’a accepté, par vanité, d’arrêter son projet avant l’autre.

  3. La troisième posture consiste à accepter l’incertitude. Si la stratégie implique une forme de prévisibilité, afin d’allouer des ressources sans être un parieur, alors face à l’imprévu c’est la notion même de stratégie qui n’a pas de sens. On sort alors du mode « stratégie » pour passer en mode « agilité ». Plutôt que d’allouer des ressources, on va chercher à en désallouer en sous-traitant au maximum, afin d’abaisser son seuil de rentabilité. Plutôt que de risquer d’être le seul à se tromper, on va systématiquement imiter les concurrents. Cependant, si ce mode « agilité » permet de survivre pendant un certain temps, il expose l’entreprise à de nouveaux dangers : perte de contrôle par excès d’externalisation, ou création de bulles spéculatives par excès d’imitation. Dans les deux cas, l’agilité ne saurait se substituer à la stratégie.

  4. La quatrième et dernière posture consiste enfin à provoquer l’incertitude jusqu’à en faire la raison d’être de l’entreprise. C’est cette dernière posture qui est à l’origine de la démarche d’innovation stratégique et c’est celle-là même que recherchent des disrupteurs comme les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber). Pour ces entreprises, le succès vient précisément de leur capacité à créer de l’imprévu dans des industries matures, et à faire en sorte que les concurrents établis, enfermés dans leurs certitudes, soient incapables de réagir assez vite à leurs assauts.

On voit ainsi que pour prospérer dans l’imprévu les entreprises suivent des stratégies très différentes, mais dans tous les cas, une des pires erreurs qu’on puisse commettre en stratégie, c’est supposer que le succès passé implique le succès futur. La seule certitude qu’on peut tirer d’une stratégie gagnante, c’est qu’il sera très difficile d’en changer.

Intervention de Frédéric Fréry, 25 novembre 2015.

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