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Stratégie et incertitude (8) : La création du futur dans l’incertitude ou la barbarie

Paneau solaire en Afrique. Pixabay

Ce texte est issu des travaux de la conférence organisée par la FNEGE, le groupe Xerfi et L’Encyclopédie de la Stratégie le 25 novembre 2015 sur le thème « Mener une stratégie et prendre des décisions dans l’incertitude ».

L’impossibilité d’éviter l’incertitude appelle toujours plus de stratégie, requiert toujours plus d’effort chez chacun pour renforcer sa capacité politique.

Puisqu’éviter l’incertitude s’avère illusoire, il reste peut-être l’espoir de limiter ses effets, mais à condition de ne surtout pas l’ignorer, de ne pas rester dans l’ornière du quotidien. Constatant la force de l’impondérable, que de fois se surprend on à se dire : que suis-je allé faire dans cette galère ? Ces doutes, qui s’emparent régulièrement de celui ou celle pris dans la tourmente de l’action, viennent nous rappeler que la plus grande source d’incertitude consiste tout simplement à refuser d’assumer la création du futur.

Les dégâts du refus de créer le futur

Fuir et éviter l’exigence d’une telle création se paie cash en morts humains, en destructions sociales, toujours plus rapidement qu’on ne le souhaiterait.

Ainsi, plutôt que de créer le futur en limitant strictement le recours aux courtes peines d’emprisonnement en raison de leur inutilité, de leur inefficacité établies, on préfère remplir et remplir les prisons quitte à en faire le creuset pour toujours plus de violence sociale… Plutôt que de créer le futur en dosant le degré de riposte, on préfère envahir l’Afghanistan, l’Irak et la Libye quitte à faire le lit de tous les terrorismes et à dépenser dans le cas de l’Afghanistan au moins l’équivalent du PIB annuel chinois… Plutôt que de créer le futur en utilisant le fruit de la rente pétrolière pour les populations locales, on accompagne le Nigeria et le Cameroun dans leur choix de laisser en déshérence les populations des provinces du Nord pour ensuite les retrouver dans les bras de Boko Haram et de Daech…

Tout cela parce que dans l’instant, refusant l’incertitude, on préfère s’appuyer sur des jeux de rhétoriques qui font la part belle à la certitude, à l’optimisation, à la performance, à l’impossibilité du pire, à l’idéologie du changement et de la nouveauté.

Pourtant les voies de l’échec comme les signes avant-coureurs de l’accident sont bien connus, avec la barbarie comme seule issue.

Ces signes sont la montée aux extrêmes tout d’abord. En emprisonnant toujours plus de monde, il restera invariablement des blessures pour les générations futures et leur dégoût de la société. Signes de l’obscurantisme et du fanatisme ensuite. Faire taire les voix dissonantes, éviter la contradiction scientifique, oublier la liberté des modernes, assurera certes un contrôle des esprits et des minutes de cerveau disponible, mais au profit des puissances établies et de leur enfermement dans leurs tours d’ivoire.

Il y a enfin l’opportunisme instantané. Réaction en flux continus aux événements immédiats, présence permanente devant le beau miroir des médias, satisfaction des instincts primaires de tout un chacun… tout cela assure vite, trop vite, le déchaînement et la violence des mouvements de foule et de force, quitte à lyncher les innocents, à broyer les valeurs.

Assumer l’incertitude et créer le futur

Heureusement, cette barbarie n’est pas inéluctable. Il suffit juste d’assumer l’incertitude et de prendre enfin en charge la création du futur. Mon expérience quotidienne de l’Afrique depuis plusieurs mois me conforte dans cette affirmation.

Aujourd’hui l’Europe se plaint des flux migratoires, mais regardons ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire en 30 ans. Voici un pays dont la population a été multipliée par 10 et qui accueille plus de 35 % d’immigrés d’autres pays africains. Les flux migratoires sont avant tout à l’intérieur de ce continent africain plus grand en superficie que la Chine, les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Europe réunis et dont la population devrait croître de plus d’un milliard d’ici 20 ans.

Ici, en Europe, peut-être pour mieux défendre les positions de certains groupes économiques, patronat, syndicats et salariés compris, des options techniques nouvelles sont freinées autant que possible. Là en Afrique, le pas est pris pour des sauts et des ruptures afin de s’ouvrir à de nouvelles réalités. Si l’exemple du mobile banking est époustouflant, c’est surtout dans le domaine de l’énergie que le train est en marche avec le recours aux énergies renouvelables pour une production décentralisée. Peut-être suis je trop optimiste puisqu’il s’agit de l’activité de mon entreprise, mais je ne le crois pas.

Ici dans nos pays, des élites politiques, économiques et médiatiques s’accrochent à leur pouvoir et y restent aussi longtemps que certains présidents africains dont on se moquent par ailleurs. Là, en Afrique des mouvements démocratiques étonnants, qui passent parfois par les armes, comme hier nos révolutions, dont les créations institutionnelles font honneur à l’Humanité. Je pense aux pratiques de réconciliation au Rwanda ou au refus du cumul de mandats au Burkina Faso.

Un projet politique et des règles d’action

La barbarie n’est vraiment pas une fatalité, sauf à refuser de s’avouer l’incertitude et son exigence de se porter toujours et encore vers le futur, ne serait-ce que par solidarité intergénérationnelle. Cette création du futur, en tant que régime stratégique particulier, passe par un double effort.

D’une part, elle exige de vraiment assumer et revendiquer un projet politique. Hier la fin de l’esclavage et des colonies a pu être décrétée. Des créations sociales nouvelles sont donc possibles. Encore faut-il le vouloir, le souhaiter et amener le corps social, le peuple à le désirer. Cela passe par les mots, les images, les jeux de langage pour se prendre à imaginer et arrêter de croire en la seule certitude du passé toujours plus faux à force de le réifier.

D’autre part, il s’agit de poser des principes normatifs, des règles d’action qui vont petit à petit nous mener vers le chemin de ce futur désiré et à créer. Hier nous avons bénéficié de l’instauration de la TVA pour financer la reconstruction ou de la sécurité sociale pour soigner les populations abîmées par la guerre. Pourquoi ne pourrions-nous plus déployer des innovations sociales ? Des principes inédits ne doivent pas faire peur, il faut juste les établir pour réduire de nouveau la pauvreté au sein même du continent européen, pour contenir la violence sociale généralisée que nous laissons s’installer à force de ne pas réagir.

C’est ce refus du silence, c’est le rejet de la pensée dominante qui limitait les voies de la stratégie, qui nous ont amenés avec Jean-Philippe Denis, Alain Charles Martinet et Taieb Hafsi à nous lancer dans l’aventure de l’Encyclopédie de la stratégie.

Intervention de Franck Tannery le 25 novembre 2015.

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