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Sur une « guerre culturelle » en Pologne : entretien avec Agnieszka Żuk, 1ᵉʳ partie

« Strachy » (Épouvantails), de Daniel Rycharski. ©Daniel Chrobak, courtoisie de l'artiste, Author provided (no reuse)

Agnieszka Żuk, professeure agrégée de polonais et traductrice littéraire, a conçu et coordonné cette année aux éditions Noir sur Blanc Hourras et désarrois. Scènes d’une guerre culturelle en Pologne. Ce volume rassemble dix-sept textes d’auteurs polonais et un d’une auteure ukrainienne, qui abordent différents aspects de la culture polonaise contemporaine. Rassemblés et, dans leur grande majorité, écrits à destination du public francophone, ces textes (dont les auteurs comptent des figures intellectuelles importantes de la Pologne contemporaine) brossent un tableau vivant de la culture polonaise contemporaine et des tensions qui la parcourent et la font vivre. Les quatre entretiens que nous publions cette semaine proposent un aperçu de la démarche et du contenu de cet ouvrage.


Dimitri Garncarzyk : Précisons d’abord les partis en présence dans cette « guerre culturelle » polonaise. Correspondent-ils exactement à ce que Kaja Puto propose d’appeler dans sa contribution la « Pologne A » et la « Pologne B » : une Pologne urbaine, plutôt laïque et engagée d’un côté, et une Pologne rurale, (très) catholique et peu engagée de l’autre ? Et qui pousse les hourras, qui est en désarroi ?

Agnieszka Żuk : Dans son texte placé en ouverture du livre, Kaja Puto nous met en garde. Résumer la guerre culturelle qui a actuellement cours en Pologne à un conflit entre une « Pologne A » et une « Pologne B » serait trop simpliste, même si cette image (qu’on retrouve parfois, voire surtout, dans les médias étrangers) contient un brin de vérité. En réalité, il est très difficile de tracer une ligne nette entre deux camps antagonistes. On ne peut certainement pas dire qu’il y a d’un côté la campagne et de l’autre les grandes villes, les catholiques pratiquants et les athées, ceux qui n’ont pas fait d’études et ceux qui ont fait des études supérieures, les vieux et les jeunes, ceux dont la situation économique laisse à désirer et ceux qui n’ont aucune raison de s’en plaindre.

Comme le précise Kaja Puto, l’appellation « Pologne B », toujours corrélée à celle de « Pologne A », désigne au départ des régions plus pauvres. Il s’agit d’un dénuement à la fois économique et culturel – ce qui va souvent de pair. Certes, lorsqu’on regarde les résultats de différentes élections, on peut voir sur la carte de la Pologne que certaines régions rurales, par exemple celle de Podkarpacie, traditionnellement défavorisée économiquement, votent majoritairement pour le PiS, le parti ultra-conservateur et nationaliste au pouvoir qui donne le tempo dans ce conflit.

Toutefois, cela ne veut pas dire pour autant que les habitants de ces régions adhèrent totalement à la vision du monde que propose le PiS et sont par exemple tous pour la limitation des droits de femmes. La participation des femmes habitant la campagne, également catholiques pratiquantes, à la « czarny protest » (protestation noire) contre la restriction du droit à l’avortement l’a bien montré.

Il en va de même pour d’autres questions qui clivent aujourd’hui la société polonaise. Celle-ci est profondément divisée, c’est un fait. Ce qui est troublant c’est qu’on peut rencontrer un partisan du PiS (et adepte de la vision du monde que promeut ce parti), ou inversement l’un de ses détracteurs, là où on s’y attend le moins. Le conflit divise puissamment les familles. Le niveau de tension est tel qu’à l’occasion des fêtes de Noël en décembre dernier, on entendait souvent des appels à la télévision ou dans les magazines grand public à éviter les sujets politiques lors du traditionnel repas de famille le 24 décembre. Comme exemple de famille divisée, citons celui des frères Kurski. Jarosław Kurski est le rédacteur en chef adjoint de Gazeta Wyborcza, le plus important quotidien polonais pro-européen et plutôt progressiste. Son frère, Jacek Kurski est quant à lui président de la télévision publique polonaise, l’organe principale de la propagande pro-PiS.

Le titre Hourras et désarrois, aux sonorités volontairement grinçantes et dérangeantes, correspond d’abord à l’immense charge d’émotions que ce conflit libère et qui sont (ne l’oublions pas) mobilisées adroitement dans ce conflit par le parti au pouvoir. A l’origine de cette guerre culturelle, il y a justement les émotions liées à la catastrophe aérienne de Smolensk, des émotions sans cesse ravivées par des scandales et révélations en cascade, pour ne citer que la thèse de l’attentat (jamais confirmée et même démentie par la suite sans que cela provoque un grand intérêt) qui serait justement à l’origine de cette catastrophe, ou les émotions anti-LGBT mobilisées récemment par le PiS dans le cadre de la campagne électorale précédant les élections parlementaires de cet automne.

Mais « les hourras » sont également associés à un lexique militaire et correspondent à l’apparition d’une mode pour tout ce qui est paramilitaire : la montée en puissance de l’extrême-droite, ses défilés, le pullulement des magasins de surplus militaires dans les galeries marchandes, le goût grandissant pour les reconstitutions historiques, y compris pour des épisodes sanglants de l’histoire ainsi que le style et la température des débats politiques sans oublier le ton triomphant de la propagande pro-PiS. Le désarroi en revanche, c’est un sentiment qui est bien souvent partagé par ceux qui n’adhèrent pas aux changements politiques, culturels et sociétaux initiés par le parti au pouvoir depuis 2015.
 

D. G. : Il semble que le camp du « désarroi » soit bien moins uniforme que celui des « hourras » : aux élections européennes ce printemps, le PiS l’a largement emporté (avec 45,38 % des suffrages) face à une très large coalition allant du centre-droit (PO) aux socio-démocrates (SLD) en passant par les verts (Zieloni) (38,47 % des suffrages). Leur rapport à l’identité culturelle de la Pologne est-il le facteur d’unité interne de ces deux blocs ?

A. Ż. : Je ne sais pas… Ce qui m’intéresse, c’est plutôt la matière sur laquelle travaillent les politiciens et ceux-ci font appel à des strates profondes des mythes nationaux inculqués par l’école, la littérature, l’art, la religion, mais aussi à des expériences, surtout des traumatismes, emmagasinés par la mémoire collective et transmis d’une génération à l’autre. Ce qui m’a intéressé lorsque je me suis mise à réfléchir sur ce livre, c’est la façon dont certains modèles culturels pouvaient être réactivés et utilisés dans un but politique. Ensuite, la façon dont la création artistique détecte et révèle les mécanismes culturels les plus subtils, y compris avant que d’autres discours ne puissent les analyser, les nommer et les mettre en perspective. C’est la raison pour laquelle c’est surtout au travers de la création artistique contemporaine qu’est racontée dans cet ouvrage la Pologne actuelle.

Ce livre, écrit par des spécialistes, ne s’adresse cependant pas à des spécialistes, ou plutôt à eux aussi. Il est conçu d’une façon telle qu’il soit accessible (je l’espère) à toute personne qui s’intéresse à la Pologne actuelle et, à travers elle, à des questionnements qui traversent d’autres sociétés en ce moment.
 

D. G. : Les textes du volume sont répartis, après votre avant-propos, en cinq grandes parties : « Face-à-face », « Résurgences », « Ruptures », « Modes de vie », et « Hantises ». Pouvez-vous nous dire à quoi correspond ce parcours de lecture ?

A. Ż. : « Face-à-face », la première partie du livre, constitue une introduction au conflit et essaie de répondre aux questions de base, comme savoir qui sont les parties en présence dans ce conflit et quelle est son terreau culturel (le texte de Kaja Puto). Le texte de Dariusz Kosiński approfondit ce sujet en remontant au déclenchement du conflit, que l’auteur situe au moment de la catastrophe aérienne de Smolensk en 2010. Il montre comment le grand revirement d’une démocratie libérale vers un renforcement du pouvoir national-conservateur s’est réalisé en Pologne au travers des cérémonies publiques instaurées par le PiS suite à la catastrophe. Kosiński avance la thèse selon laquelle ce revirement a été possible grâce à la réactualisation des modèles culturels hérités du Romantisme et met l’accent sur l’aspect théâtral et spectaculaire de la culture et plus largement de l’identité polonaise. Il décrit également la façon dont on a fait usage de post-vérité politique au lendemain de cette catastrophe avec le scandale autour d’un « attentat » qui en aurait été à l’origine ; attentat jamais prouvé voire même démenti par des experts par la suite mais ce fait a suscité peu d’intérêt dans l’espace public.

Dans le texte suivant, qui traite de l’Église catholique et du pouvoir qu’elle exerce, mais aussi (ce qui est lié) de la place des femmes dans la culture polonaise, Agata Adamiecka-Sitek montre elle aussi, au travers le spectacle L’anathème (Klątwa) d’Oliver Frljić, l’importance des émotions dans le conflit polono-polonais. Ainsi, tout débat rationnel sur l’implication de l’Église catholique dans la vie politique en Pologne et sur son rôle dans les structures du pouvoir ainsi que sur la censure qu’elle exerce, est aujourd’hui impossible en Pologne.

Tout ne se joue cependant pas à l’intérieur des frontières polonaises mais aussi dans les relations que la Pologne entretient avec les cultures limitrophes, ce que Przemysław Czapliński montre dans son essai au travers de la littérature polonaise contemporaine : selon lui, l’endroit où nous nous situons sur la carte de l’Europe ou du monde ne dépend pas tant de notre véritable situation géographique mais du sens que nous attribuons à cette localisation, et de la façon dont nous la narrons. Dans le dernier texte de cette partie, l’écrivaine ukrainienne Oksana Zaboujko parle de ces mêmes relations culturelles, Pologne-Ukraine, ou plus largement est-ouest, depuis la perspective ukrainienne.

Les autres parties traitent des différents sujets autour duquel se cristallise le conflit par des approches différentes.

Ainsi « Résurgences » traite de sujets qui, pour des raisons historiques (partages de la Pologne entre 1772 et 1918, occupation ou absence d’État autonome sous la Pologne populaire), n’ont pu être analysés librement par les historiens pendant de longues années, jusqu’en 1989. Traumatiques et donc occultés, plus ou moins manipulés sous différents régimes, ces faits ou événements historiques fonctionnent bien souvent dans une sphère « souterraine » de la mémoire collective sous forme de refoulements, dénis ou sous-entendus. Malgré l’intensification des recherches historiques après 1989, cette mémoire fragmentée, cassée, déformée ressurgit périodiquement dans la sphère publique. Il est ici question avant tout de l’Holocauste et de la place des Juifs dans la culture polonaise mais aussi d’autres sujets connexes liés à l’histoire de la Pologne. Car, comme le dit Iwona Kurz, « on ne peut pas parler du génocide des Juifs polonais sans toucher au récit fondamental sur le passé de la Pologne ».

Dans « Ruptures » il est question des mouvements émancipateurs liés aux droits des femmes et des personnes LGBT ; « Modes de vie », qui regroupe trois essais, a pour but de traiter des clivages actuels sous l’angle du quotidien : la généalogie et les styles de vie de la classe moyenne en Pologne, le smog que vivent les habitants de Cracovie et la façon dont les mèmes Internet commentent les clivages actuels et interprètent d’une façon pop les mécanismes culturels souterrains à l’œuvre. Enfin « Hantises » s’attache aux obsessions polonaises : le complexe de supériorité ou d’infériorité, les stéréotypes est/ouest, la notion de polonité…

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