Menu Close

La concurrence, ni dieu, ni diable

Surenchères des droits du foot : plus d’argent pour les joueurs, moins pour les téléspectateurs

Des footballeurs en or ! Pixabay

Le mercato hivernal des joueurs de football vient de s’ouvrir. Leurs transferts et leurs salaires coûtent de plus en plus cher aux clubs. D’où vient l’argent ? D’abord et avant tout des droits de retransmission télé.

Au début de l’année dernière, la premier league anglaise de football a récolté 1,7 milliard d’euros par saison pour les retransmissions à venir de ses matchs. Les acquéreurs, BSkyB et British Telecom, les mêmes qu’à la précédente vente organisée en 2012, ont dû cette fois débourser moitié plus. À la fin des années 1990, les mêmes droits valaient huit fois moins cher. Un an auparavant, la Fédération de Football Professionnelle (FFP) avait obtenu de BeIn Sports et de Canal+ 726 millions par saison pour les matches de Ligue 1, soit un quart de plus par rapport aux années précédentes et un prix six fois supérieur à celui observé il y quinze ans. Récemment, Altice, propriétaire de SFR-Numéricable, a acquis pour 100 millions par an les droits exclusifs de retransmission en France des matchs de la première ligue anglaise. Les précédents appartenaient à Canal+ qui les avait acheté 63 millions d’euros.

Les bénéfices bien compris des enchères

Il est impossible de comprendre l’escalade des droits du foot sans connaître les propriétés des enchères. Comment un bien, ou une série de biens, le plus souvent unique, peut-il être vendu de sorte à rapporter le plus possible à son propriétaire ? Réponse : par une enchère qui met en concurrence l’ensemble des acheteurs intéressés à emporter le lot ou le marché. Les femmes d’Alger, une œuvre de Picasso peinte en 1955, a ainsi été adjugée par Christie’s à New York pour 160 millions de dollars. Mise à prix à 100 millions, plusieurs enchérisseurs du monde entier ont fait des offres de prix croissants par téléphone jusqu’au coup de marteau final. L’enchère révèle ainsi que le nouveau propriétaire des Femmes d’Alger mesurait son bonheur à emporter le tableau à au moins 160 millions et que les autres lui accordaient une valeur moindre.

Pour la vente des droits de la Ligue 1, le rôle du commissaire-priseur était assuré par Frédéric Thiriez, président de la FFP, secondé par des présidents de club. Ils ont passé une journée entière, tous ensemble enfermés dans une pièce sans portable, ni autre moyen de communication avec l’extérieur. Des huissiers les informaient des offres des candidats à l’achat des droits dès qu’ils les recevaient eux-mêmes via des lignes téléphoniques sécurisées.

Pas d’offres ascendantes ici, mais une enchère séquentielle. Plusieurs lots étaient en effet mis en vente et ils étaient adjugés successivement. Le lot 1 d’abord, le plus attractif, qui donnait droit à retransmettre deux matchs en direct, dont un parmi les meilleures rencontres, jusqu’au lot 6, le moins intéressant, permettant de retransmettre des extraits de tous les matchs en léger différé. Canal+ a emporté les deux premiers lots pour la somme de 540 millions d’euros par saison et BeIn Sports les autres pour 160 millions par saison. Grâce à cet achat, le premier escomptait donc pouvoir réaliser un gain d’au moins 2,7 milliards jusqu’en 2020, que ce soit sous forme d’abonnés nouveaux, de rétention d’abonnés anciens ou d’abonnements plus chers, tandis que BeIn s’attendait à ce que les autres lots puissent lui rapporter au moins 800 millions. Il ne serait en effet pas économiquement rationnel d’acheter un droit qui rapporte durablement moins qu’il ne coûte.

Les acheteurs de droit sont-ils raisonnables ?

Ce principe impose que l’entreprise qui enchérit ne propose pas plus que la somme des profits actualisés qu’elle retirera du marché si elle l’emporte. Il existe bien sûr tout un tas de raisons qui empêchent une entreprise d’être raisonnable. Par exemple, lorsque les dirigeants ne sont pas les actionnaires, ce n’est pas leur propre argent qu’ils dépensent ; certains pourraient donc plus facilement être tentés de le flamber. Ce n’est pas forcément toujours mieux lorsque l’actionnaire est aux manettes dès lors qu’il a les poches profondes et qu’il est fêlé de sports. Et puis, les incertitudes sont fortes. Combien tel droit exclusif peut-il faire précisément gagner d’abonnés ? Quel sera l’effet d’un prix plus élevé de l’abonnement pour chacun d’entre eux ? Qui restera ? Qui partira ? Pour quel niveau d’augmentation ?

Dans certaines circonstances, l’incertitude conduit à la malédiction du vainqueur : celui qui emporte les enchères est le plus optimiste de tous. Il accorde une valeur trop élevée au bien qu’il achète. Le phénomène est bien connu dans les mises en enchère de droits d’exploitation minière et pétrolière. Une entreprise qui succomberait cependant à ce piège ne serait pas raisonnable. En effet, le dirigeant est censé reconnaître les situations particulières dans lesquelles cette malédiction peut s’exercer. Au fait de la théorie économique des enchères, il adoptera au contraire une attitude trop prudente !

En supposant les acheteurs de droits du foot raisonnables, il y a donc deux raisons explicatives à l’inflation des montants observés payés aux ligues : les chaînes escomptent des recettes croissantes en les retransmettant et les vendeurs en captent une partie croissante en organisant mieux leur mise en vente.

Les deux moteurs de l’inflation des droits

Illustrons d’abord la seconde raison. BSkyB a longtemps bénéficié d’une position de monopole incontesté pour les droits de la première ligue anglaise. En scindant les droits en plusieurs lots, puis en empêchant qu’un seul acheteur puisse tous les acquérir, la ligue a réussi à faire entrer des concurrents, une chaîne irlandaise puis British Telecom. Autre exemple, le caractère séquentiel de l’enchère organisée par la FFP. Une fois le lot 1 attribué seul le gagnant sait à qui il a été octroyé et à combien, les autres savent seulement qu’ils ont perdu la première manche. La compétition sera plus intense pour obtenir le second lot en comparaison d’une procédure de vente simultanée où tous les enchérisseurs auraient déposé leurs offres pour tous les lots au même moment.

En intensifiant la concurrence pour vendre leurs droits exclusifs, les ligues peuvent ainsi se rapprocher d’un point limite : empocher la totalité des profits escomptés par les enchérisseurs auprès des abonnés ou des annonceurs de publicité. À ce point, les acheteurs versent à la ligue tout ce qu’ils gagnent et réalisent donc un bénéfice nul sur les droits qu’ils acquièrent. En jargon économique, on dit que l’enchère dissipe ex ante les gains ex post des acheteurs. La concurrence entre enchérisseurs pour obtenir le marché aboutit pour eux au même résultat qu’en concurrence parfaite : zéro profit. De son côté, le vendeur empoche la totalité de la rente de monopole ou de rareté.

L’attrait croissant – et profitable – du football

Pourquoi les recettes de retransmission escomptées par les chaînes augmentent-elles ? Primo, parce que le football est plus attractif. Les matchs de foot des premières ligues rassemblent des audiences croissantes. L’écart se creuse avec les autres émissions, qu’il s’agisse de films ou de shows à grand succès. Les audiences du foot sont d’autant plus précieuses qu’il est regardé en direct. Il est immunisé contre le phénomène de la télé de rattrapage qui écarte les pauses publicitaires, et donc élimine les recettes correspondantes. Toute chose égales par ailleurs, plus d’abonnés payants et plus de paires d’yeux devant les réclames signifient que les chaînes peuvent acheter plus cher les droits exclusifs. De ce point de vue, l’entrée dans l’arène des opérateurs de téléphonie et d’accès à Internet, à l’instar de British Telecom ou d’Altice change la donne. Les droits du foot qu’ils acquièrent pour renforcer l’attractivité de leurs offres multi-play peuvent être amortis sur un très grand nombre d’abonnés.

Trois matches de foot un samedi soir… et BeIn Sport sur l’iPad. Miguelb/Flickr, CC BY

Secondo, parce que les poches des spectateurs sont mieux aspirées. La concurrence pour l’achat de droits exclusifs a favorisé l’innovation des chaînes. La qualité des retransmissions s’est élevée. Elles sont encadrées par des émissions de plateau d’avant et d’après match, les caméras entrent dans les vestiaires, les micros se tendent vers les héros du jour, etc. En outre, le paiement au match et le multiplex se sont développés. Les acquéreurs de droits se rapprochent ainsi de la somme maximale que les consommateurs sont prêts à débourser. Pour pouvoir suivre tous les matchs de la première ligue anglaise (154 par saison), les aficionados d’outre-Manche doivent dorénavant dépenser environ 600 euros par an.

Finalement, où va l’argent récolté aux enchères ? Pour la plus grande partie, il va aux clubs qui eux-mêmes en consacrent la plus grande partie à l’achat et aux salaires des joueurs. La concurrence entre les clubs des premières ligues en Europe pour attirer les talents du ballon rond, en particulier les attaquants, est en effet devenue extrêmement vive.

En résumé, plus les droits exclusifs rapportent aux ligues, notamment grâce à une concurrence exacerbée entre acheteurs, plus les poches des téléspectateurs se vident et plus les poches des agents, des entraîneurs, des joueurs, et du coup des concessionnaires Ferrari, Aston Martin, Maserati et d’autres rutilants bolides, se remplissent.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now