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Survivre, est-ce la finalité de la démocratie ?

Sécurité. Christian Hornick, CC BY-SA

La démocratie, depuis sa refondation par la philosophie contractualiste du XVII et XVIIIe siècle, oppose et articule deux termes autant contraires que complémentaires : la sécurité et la liberté.

Pour mémoire, avec la découverte de l’héliocentrisme (début XVIe), la fin d’un cosmos orienté, structuré, organique, à l’intérieur duquel la place de l’homme était assurée, avec l’obsolescence des guildes et des corporations, où le tout primait la partie, et qui organisaient et reconduisaient la hiérarchie sociale, avec la Réforme, qui mit en cause l’autorité de l’Église, avec enfin l’émergence de l’individu, il a fallu refonder un ordre politique, qui ne tienne plus ni à la tradition (on fait fi de l’autorité du Temps, des anciens privilèges), ni à un principe transcendant (qu’il soit Dieu ou qu’il s’appelle Nature).

L’homme perdu et abandonné devient le dernier recours, mais aussi le fondement d’une construction politique : le nouvel ordre social reposera sur son consentement, et non sur son obéissance, mais un consentement qui consiste à accepter l’obéissance aux lois qu’il s’est donné. Tel est le schéma du pacte social.

Le consentement

Pourtant déjà, à l’époque des premières grandes constructions, et on mentionnera au premier chef le Léviathan de Hobbes (1651) et le Contrat social de Rousseau (1762), le problème se pose d’articuler liberté et sécurité. On perd nécessairement quelque chose à s’associer. Reste à savoir ce que l’on gagne, et si ce que l’on gagne l’emporte sur ce qu’on perd.

C’est ce dont ces auteurs ont fait le pari, infléchissant le curseur dans des sens opposés : pour Hobbes, il faut aliéner sa liberté pour obtenir la sécurité. Aliénation qui n’ôte pas la liberté d’entreprendre – on peut très bien faire prospérer une entreprise sous un régime autoritaire, ça peut même être un atout.

Quels que soient les avatars du Souverain dans le Léviathan, il faut néanmoins qualifier son fondement de « démocratique » : tout pacte est passé par le peuple, ou plus précisément, chaque individu, en contractant ce pacte, se constitue en peuple. Le choix de la sécurité est dans ce modèle, une variation de la démocratie.

De l’autre côté, Rousseau va mettre au cœur du contrat social la liberté, inaliénable : et si chacun cède de sa liberté en tant qu’individu, c’est pour mieux la retrouver instituée sous forme politique. Telle est la volonté générale, non une addition, mais plutôt une soustraction des intérêts personnels au profit de l’intérêt de tous. « Pour participer au corps politique de la nation, chaque citoyen doit s’insurger contre lui-même » commente Hannah Arendt, car « l’accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun ».

Le contrat et la tension liberté-sécurité

Le contrat institue le peuple comme corps politique : le peuple est à la fois le sujet et l’objet du contrat. Si la liberté venait à être perdue, le peuple se dissoudrait comme corps politique. Avec Rousseau, la démocratie accède à un degré supérieur : non seulement le fondement de l’ordre politique repose sur chaque individu, mais l’ordre dans sa réalisation, se doit de préserver la liberté de chacun.

Résumons la tension : pas de liberté sans un minimum de sécurité, à moins de se payer de mot. Être libre de faire et de penser ce qu’on veut sous la menace permanente de la violence d’autrui – celui-là même qui est tout aussi libre de penser et de faire ce qu’il veut, y compris me tuer, revient à une contradiction, ou à l’« état de nature ». L’état de nature dont il faut précisément sortir pour faire société. Être en sécurité sans liberté renvoie à des réalités bien connues, de l’autoritarisme au totalitarisme, en passant par toutes les nuances de la dictature. Un terme sans l’autre constitue donc l’état limite de la démocratie, ce qui la transforme en son autre – la victoire de la liberté renvoyant à l’état de nature, la victoire de la sécurité à l’état de contrainte.

L’état d’exception, la liberté et la sécurité

Or ces deux termes sont au cœur de la problématique actuelle, avec l’irruption au-devant de la scène, de l’état d’exception. Pour rappel on en est à la septième reconduction de l’état d’urgence depuis novembre 2015. Avec néanmoins une nouveauté, puisqu’au 1er novembre, on sortira les mesures dérogatoires au régime normal qui figurent dans l’état d’urgence pour les transposer dans notre droit positif (code pénal, code de procédure, code de sécurité intérieure).

Autrement dit, et pour l’énoncer de façon plus générale, le terrorisme nous a contraints de réinterroger les rapports entre liberté et sécurité, au risque que l’une n’écrase l’autre – et quand l’un des termes est menacé, on sait bien que c’est toujours la liberté.

Il ne s’agit pas tant de commenter politiquement cette décision, que d’en interroger les soubassements philosophiques : si nous avons rappelé l’origine de cette tension entre liberté et sécurité comme le cœur même du pacte démocratique, c’est pour montrer la fragilité structurelle de ce régime qui est plus qu’un régime : une fragilité qui ne vient pas que des hommes qui gouvernent, ni d’une opinion apeurée et versatile, ni de média frileux et sensationnalistes, même si elle vient aussi de tout cela. Cette fragilité est liée à l’oubli d’une question naïve, d’une question simple, et que l’on croit évidente : quelle est la fin de la démocratie, dans le double sens de finalité, et d’interruption ?

Tout sacrifier à la paix ?

Or sous la plume de Hobbes, la finalité d’un tel régime est clairement identifiée : la paix. À la paix, tout doit être sacrifié.

Écoutons-le :

« Et parce que la fin de cette institution la [République] est la paix et la protection de tous, et que quiconque a droit à la fin a droit aux moyens, il appartient de droit à tout homme ou assemblée qui a la souveraineté d’être à la fois juge des moyens de la paix et de la protection, et aussi de ce qui les empêche et les trouble, et de faire tout ce qu’il jugera nécessaire de faire, autant par avance, pour préserver la paix et la sécurité, en prévenant la discorde à l’intérieur, et l’hostilité à l’extérieur, que, quand la paix et la sécurité sont perdues, pour les recouvrer. » Voilà toute forme d’état d’exception légitimé. Et plus loin : « Et quoiqu’en matière de doctrines, on ne doit considérer rien d’autre que la vérité, cependant il n’est pas contraire à la vérité de l’ajuster à la paix ; car les doctrines qui sont contraires à la paix ne peuvent pas plus être vraies que la paix et la concorde ne sont contraires à la loi de nature. » (chapitre XVIII, traduction Philippe Folliot)

La paix plutôt que la liberté, la paix plutôt que la vérité. Derrière cette préférence, il y a une vision anthropologique très claire : la valeur première qui caractériserait l’homme animé de passions violentes, est… la vie. Mais la vie est-elle une valeur ? Est-elle un absolu ? Personne ne souhaite la perdre. Certains l’ont perdu pour une cause qu’ils ont jugée plus élevée.

Il conviendrait évidemment de contextualiser ce texte de Hobbes qui intervient après un long exil pour fuir la violence du conflit qui oppose le roi Charles I au Parlement. Tout vaut mieux, pense-t-il, que la guerre civile.

L’alternative paix-liberté

Néanmoins, on peut juger de l’actualité du propos, dans le choix délibéré de la paix, contre la liberté. Car il est des époques où l’alternative est réelle. Nécessairement, quand on entend « paix » dans un contexte aussi problématique, on entend aussi « Munich », ce nom devenu générique qui associe paix à lâcheté, et dissocie à jamais l’idée de paix et celle de liberté. On se souvient du mot de Churchill : « vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre ».

Qu’introduit-il dans l’équation ? Le terme de déshonneur. Un terme non économique, et bien peu « air du temps » ! obsolète sans doute, circonstanciel peut-être… un terme sans aucune potentialité électorale. Un terme qui a résonné dans le « indignez-vous ! » de Stéphane Hessel, et qui court dans les réunions politiques alternatives, les grands courants écologiques, les aspirations des jeunes y compris dans le choix du Djihad : mauvaise réponse à question légitime.

Pourtant la preuve est faite, ces jeunes ont préféré la guerre à la sécurité, même s’ils ont par là même perdu la liberté. Offrir comme seule réponse la sécurité, c’est réduire les hommes qu’on gouverne à des être biologiques. Les moutons aussi sont des êtres biologiques.

On peut alors se demander si la mort n’est pas devenue aujourd’hui le fondement du pacte démocratique : faire corps pour ne pas mourir. Asseoir des dirigeants pour qu’ils protègent notre vie, sans considérer la qualité de vie. C’est le marché de l’obéissance selon Hobbes : « [Si toutes] les conventions qui procèdent de la peur de la mort ou de la violence [étaient] nulles […], personne, dans aucune espèce de République, ne pourrait être obligé d’obéir » (Hobbes, Léviathan, ch. XX, trad. F. Tricaud, Sirey, 1983).

On en revient alors au sens même du pacte social : un état d’exception est-il légitime et au nom de quoi ? De la peur de la mort ? La vie biologique peut-elle être le fondement de la démocratie ? N’est-ce pas une contradiction dans les termes ? Ceux qui contractent ne sont pas que des corps animés par l’instinct de survie. Et d’autres types de régimes peuvent prétendre à la protéger, cette vie. Mais plus profondément, quelle est la valeur de la vie biologique si elle n’est pas le support d’une existence en quête de sens, d’une existence politique ? Sur quoi est donc fondé le pacte ou le contrat ? Un corps périssable en quête de survie ? Un esprit à la liberté inaliénable, sans quoi il n’est plus esprit ? Faut-il séparer l’un de l’autre ? Que permet la garantie de la sécurité ? Des entreprises, des start up, des multinationales, de la fabrication de valeurs et d’argent, un cours de bourse régulé ? Que perd-on en perdant la liberté ? Le politique. L’humanité.

On n’en a pas fini de penser les rapports entre ces deux extrêmes, nécessairement convoqués, souvent mal articulés. Mais si la peur de mourir est « le transcendantal du politique », pour reprendre une expression de Frédéric Gros, alors le politique est voué à la décomposition : n’est-ce pas à cela qu’on assiste, au delà même de la menace terroriste, et sans la minimiser – car nous avons tous peur, il va de soi, mais accepterons-nous d’être dirigés par elle ?

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