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Terminologie et enseignement : le double paradoxe des « soft skills »

Pas toujours si soft, les « soft skills »… Artur Szczybylo / Shutterstock

Elles sont à la mode. Mais méfions-nous des tendances ; « être dans le vent, une ambition de feuille morte » écrit Gustave Thibon, une idée largement reprise par les thèses du conformisme. Car ce qui fait une tendance c’est justement sa fin annoncée. Et il serait dommage que les « soft skills » ne perdurent pas comme critères susceptibles de distinguer un profil professionnel d’un autre. Mais si l’on adhère à cette idée, alors deux paradoxes émergent qui devraient nous faire réfléchir.

Dans la même logique que celle qui a poussé les linguistes à distinguer les « sciences dures » (mathématiques, physique, chimie, mécanique) des « sciences molles » (gestion, communication, RH, marketing), on a soudain revalorisé ces terminologies. Ainsi, les « sciences molles » sont devenues des « sciences douces », « sociales », « humaines », et les « soft skills » sont venues s’inscrire en opposition aux « hard skills » avec la délicate traduction de « savoir-être » par opposition au « savoir-faire ».

Quoi qu’il en soit, si les terminologies restent discutables, ce qui ne l’est pas ce sont les concepts qu’elles véhiculent et leurs façons de cohabiter. Car si les entreprises ont longtemps privilégié l’embauche de compétences techniques (i·e·hard skills), elles s’orientent aujourd’hui bien plus vers la détection de compétences humaines, parmi lesquelles l’agilité intellectuelle, l’adaptabilité, l’esprit d’équipe, l’initiative, la créativité et l’esprit critique sont les fers de lance.

La plupart des sites Internet traitant de recrutement (Cadremploi, Sciences Po Executive Education, ChallengeMe, Monster, etc.) arrive ainsi à des conclusions convergentes : les entreprises recherchent de plus en plus de qualités humaines individuelles, les manques techniques pouvant être compensés par des formations ad hoc.

Ce qui nous amène au premier paradoxe : si ces « douces compétences » sont tellement importantes pour les organisations, pourquoi le terme de « soft » est-il encore utilisé ? Car il continue de transmettre l’acception d’une importance toute périphérique alors que, manifestement, ce type de compétence est devenu central.

Condition nécessaire mais pas suffisante

Parlons maintenant de la formation de nos étudiants. En sciences de gestion, les enseignants-chercheurs insistent de plus en plus auprès de leurs étudiants sur l’importance de développer leurs soft skills, souvent présentés sous la terminologie de « savoir-être ». Déontologie, éthique, responsabilité sociétale des entreprises (RSE) associent ainsi autant de problématiques comportementales génériques que d’éléments basiques tels que le fait de ne pas utiliser son téléphone en cours ou d’arriver à l’heure en classe. Difficile ainsi pour nos étudiants de distinguer les soft skills recherchés par les organisations des éléments fondamentaux qui animent les relations sociales de type « politesse » et « respect ». Car sans ces derniers, nulle chance de trouver un emploi. Mais la seule présence de ceux-ci n’est pas suffisante pour assurer au candidat de promouvoir un profil suffisamment différenciant.

Nous sommes ici dans le cas de la condition nécessaire mais non suffisante, ce qui nous amène au second paradoxe : si ces « douces compétences » sont tellement importantes pour les enseignants-chercheurs, pourquoi les programmes universitaires ne sont-ils pas structurés autour de celles-ci ?

Turgaygundogdu / Shutterstock

Cela fait plus de cent ans que cette problématique a été identifiée. En effet, en 1918, la Fondation Carnegie a publié un essai de Charles Riborg Mann intitulé « A Study of Engineering Education ». Dans ce document, on apprend en page 107 que les répondants ont considéré dans 94,5 % des cas que les qualités humaines d’une personne étaient les plus à même de mener une organisation au succès, devant les capacités d’évaluation, d’efficacité, de compréhension, de connaissances et de maîtrise technique.

Et malgré cette connaissance dormante, les programmes universitaires de management continuent de privilégier l’enseignement technique sur celui du savoir-être. Pour répondre à ces deux paradoxes, l’Université devrait donc remettre au centre de l’échiquier la question des soft skills et surtout de leur positionnement. En effet, la recherche et la rétention des talents est désormais au cœur de tous les défis. Et ce qui caractérise le plus un « talent » est justement cette capacité à maîtriser les agilités, ce qui place de facto les soft skills au cœur des priorités des recruteurs.

Un « savoir-être » bien mal nommé

Sur le plan terminologique, l’Université devrait donc se questionner sur une modification de leur représentation. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, on soulève de plus en plus souvent le problème, un constat accompagné de la recommandation de désormais appeler les soft skills des « power skills ». Cette évolution est de grande importance car, par la terminologie, elle replace cette nature de compétences au cœur des préoccupations managériales. En France, il serait donc propice de développer cette réflexion afin de remplacer l’anglicisme « soft skills » et son équivalent français de « savoir-être » par une terminologie plus représentative de ce que sont ces compétences et de ce à quoi elles servent. Par exemple, nous pourrions envisager de les appeler « agilités » (au pluriel) ou de créer le pendant humain du concept économique « d’élasticité ».

Shutterstock.

Quant au plan pédagogique, ces « agilités » peuvent être enseignées. Mais avant d’en arriver là, il est en préambule important de repenser les contenus pédagogiques des programmes universitaires. Ainsi, une solution pourrait résider dans l’architecture suivante : années 1 & 2, apprentissage des fondements thématiques ; année 3, spécialisation ; année 4, enseignement des techniques permettant aux étudiants de mettre à jour leurs connaissances acquises en année 3 afin de ne jamais être en reste techniquement ; et année 5, enseignement des sources et des ressources d’agilités. Dans ce dernier cas, il serait sans doute utile d’inviter la psychologie dans l’enseignement des sciences de gestion afin de parler d’empathie ou de solutions de socialisation, et de mobiliser des ressources afin d’apprendre à nos étudiants comment créer, intégrer ou animer un réseau, développer l’adhésion à un projet ou encore renforcer une culture d’entreprise.

Si l’avenir de la performance des organisations réside dans leur capacité à recruter des talents humanistes, alors l’Université doit reconquérir sa place de créatrice de complexité et ajouter la troisième dimension de l’agilité à celles de créatrice de compétences et d’ascenseur social qu’elle valorise déjà si bien.

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