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Tous perdants : pourrons-nous ré-enchanter la politique ?

Dans l'attente des résultats en Normandie, le soir du 13 décembre. Charly Triballeau / AFP

D’un côté, le système politique français s’est longtemps voulu bipolaire, structuré par une opposition entre la gauche et la droite : c’en est fini de cette bipolarité-là. Dissolution de la distance séparant les idées de ces deux camps ? Pas seulement. Il s’agit surtout de leur double décomposition, et de la fin du cycle politique inauguré à la sortie des Trente Glorieuses.

La droite n’a résisté aux élections régionales que du fait d’une gauche ayant appelé à voter pour elle. Le PS, même s’il se sort moins mal qu’anticipé de ces élections, n’a plus guère de crédibilité pour incarner des valeurs de gauche ; le socialisme municipal qui faisait sa force est affaibli depuis sa débâcle aux dernières élections municipales et départementales, et il n’a plus la majorité au Sénat ; il n’a pu mettre en avant que le rejet « républicain » du FN – ce qui n’est pas particulièrement constructif.

L’existence de l’écologie politique tend à devenir groupusculaire, et la gauche de la gauche, communiste ou gauchiste, ne pèse guère plus. Le FN n’ayant emporté aucune région, l’ensemble des résultats donne l’image d’un processus de dupes : personne n’est gagnant, quoi qu’en disent les acteurs politiques.

Les Français peuvent-ils, dès lors, accepter que se profile pour 2017 un face-à-face pour l’élection présidentielle réduit d’avance à l’opposition d’un Front national enraciné, même s’il n’a emporté aucune région, avec l’Élysée, hors-sol ?

Toujours est-il que l’idée d’une nouvelle bipolarité FN/droite et gauche classiques fusionnées est une chimère qui tente certains acteurs politiques. Mieux vaut considérer que le système politique comporte actuellement trois pôles – l’extrême droite, la droite classique, la gauche classique – et que cette triangulation est facteur de blocages institutionnels, et de difficultés à construire des débats politiques.

La République à la bouche

D’un autre côté, le pouvoir utilise les mots de George W. Bush en 2003 pour expliquer que nous sommes en guerre, et il en appelle à l’union. À la fragmentation d’un système politique épuisé s’ajoutent ainsi l’appel incantatoire à l’unité et les mesures d’exception que la menace justifierait. Deux phénomènes sémantiques complémentaires s’observent dès lors.

Le Front national, en effet, perd le quasi-monopole du thème de la Nation, qui retrouve des connotations positives qu’il avait perdues sur une partie de l’échiquier politique : les références à la Marseillaise ou l’affichage du drapeau bleu-blanc-rouge ne suscitent plus de vagues. Et, entamé depuis quelques années, le recours ardent et généralisé à l’idée républicaine et aux catégories apparentées – laïcité, citoyenneté par exemple – s’accentue.

La « guerre des deux France » est bien loin, qui opposait Les Républicains dreyfusards aux nationalistes catholiques et antidreyfusards (la droite) : aujourd’hui, qui n’a pas le mot de République à la bouche ? La droite se nomme « Les Républicains », l’extrême droite se revendique de la laïcité, en fait pour mieux stigmatiser l’islam. Et la gauche en appelle à la République contre le FN, mais aussi, croit-elle, pour répondre à la crise économique et morale et remobiliser l’école.

Le discours cumulé de la Nation et de la République apporte une image d’unité à bien des égards décalée par rapport aux réalités vécues, ou ressenties. Il ne saurait tenir lieu de politique publique, en matière d’enseignement, d’emploi, de santé, etc., il n’apporte aucune vision du futur, il est de plus oublieux de la construction européenne, et vite souverainiste.

Face au FN, des argumentations contre-productives

Les élections régionales confirment l’implantation nationale et la montée en puissance du FN qui prospère singulièrement dans les régions qui vont mal, bénéficiant du vote d’« oubliés » et « invisibles » qu’il courtise, peut-être alors plutôt dans le Nord, ou de celui de couches moyennes qu’inquiètent le déclassement et la chute sociale, et qui veulent se démarquer des immigrés. La progression du FN lors des élections régionales de ce mois de décembre s’est faite surtout là où il était déjà implanté, et où les tabous qui l’entouraient jusqu’ici ont sauté.

Comment y résister ? Les uns dénoncent l’extrémisme du FN, son racisme, son antisémitisme, soulignant par exemple le rôle des « identitaires » dans sa progression. Mais cette argumentation, plus morale que politique est contre-productive, elle est perçue par ceux qui passent du côté du FN comme un aveuglement. D’autres en appellent à la raison, et invitent les électeurs à examiner sérieusement les propositions du FN, et à prendre la mesure de leur ineptie ; mais pour qu’une telle invitation soit efficace, il faudrait que ceux qui la lancent aient eux-mêmes réussi, notamment en matière économique – ce qui n’est pas le cas.

Des militantes socialistes à l’annonce des résultats en Ile-de-France. Loïc Venance/AFP

Comment faire, comment éviter de ne plus vivre que dans la perspective d’un face-à-face entre un Front national poursuivant son ascension et un François Hollande auto-proclamé seul candidat possible à gauche, sans discussion. Un face-à-face qui culminerait en 2017, à l’occasion de l’élection présidentielle, sans d’ailleurs que le président actuel soit assuré de l’emporter ?

Deux véritables primaires

Pour faire reculer le FN durablement, le plus urgent est de redonner vie à la politique. Bien des conditions doivent être remplies pour qu’une telle perspective soit réaliste. Les unes, par exemple, sont culturelles : nous devons cesser de trop attendre des logiques gestionnaires et techno-bureaucratiques, ou de nous abandonner à la pensée magique promettant le retour à la croissance et au plein emploi. D’autres sont institutionnelles et, par exemple, pourraient passer par la fin du cumul des mandats, qui bloque le système au profit de ceux qui sont déjà dedans. D’autres encore pourraient renvoyer aux acteurs actuels de ce système, à leur volonté et leur capacité de le transformer : il est possible que, parmi eux, certains puissent participer à un éventuel ré-enchantement de la vie politique.

Mais le plus utile est certainement de réfléchir aux modalités possibles d’un ré-enchantement qui proviendrait du dehors du système politique, et éventuellement de ses marges. Trois pistes méritent examen, complémentaires mais distinctes, et relevant de temporalités différentes. Elles ne sauraient régler d’un seul coup, en quelques mois, un problème structurel aussi considérable. Mais elles pourraient, si elles sont explorées et connaissent un début de mise en œuvre, initier un cycle vertueux de recomposition du débat public et de la vie politique.

La première consiste à exiger deux véritables primaires. À droite, le principe d’une primaire est acté, mais rien ne dit qu’elle sera ouverte et non pas verrouillée par le noyau dur du parti « Les Républicains » pour le seul profit de Nicolas Sarkozy – il faut plaider pour qu’elle soit large. À gauche, pour l’instant, l’hypothèse même d’une primaire est purement et simplement exclue par le Parti socialiste et par l’Élysée, ce qui fait de François Hollande un candidat « naturel » – comme si en l’élisant pour cinq ans, les Français l’avaient en réalité choisi pour dix.

Mais deux grands débats nationaux organisés d’en haut ne peuvent suffire, et la perspective d’entendre, par exemple, Nicolas Sarkozy discutant avec Alain Juppé, François Fillon ou Bruno Lemaire n’est pas en elle-même singulièrement exaltante. Un véritable renouveau exige que de tels échanges soient portés et nourris par une dynamique venant de la société, d’en bas, et pas seulement mise en place par les acteurs d’un système à bout de souffle.

Décomposé et congelé

C’est pourquoi une deuxième piste doit être explorée, consistant à promouvoir des discussions et des réflexions collectives sur le terrain, là où vivent nos concitoyens, dont tout indique qu’ils sont nombreux à souhaiter une telle orientation. Des initiatives existent déjà, certes, portées par un tissu associatif vivant et animé, mais il leur manque le lien ou l’articulation avec la politique. Rien n’interdit pourtant, d’envisager un processus dynamique qui aurait dans un premier temps pour objectif d’alimenter bottom up, d’en bas, les deux primaires qu’il s’agit de promouvoir.

Enfin, une dernière piste pourrait consister à envisager la création de nouveaux partis politiques, qui contribueraient par leur existence même à accélérer le dégel du système actuel, pour l’instant figé dans l’attente de 2017.

Ces suggestions peuvent paraître dérisoires, et en même temps inaccessibles, et d’autres seraient bienvenues. Toujours est-il que c’est en envisageant ce type de démarche que la France pourra sortir de l’étrange configuration qui voit son système politique être à la fois décomposé et congelé.

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