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Transformer l’entreprise autour d’un projet partagé

L'entreprise libérée fait reposer les prises de décisions en entreprise sur ceux qui créent de la valeur ajoutée. Sergey Nivens / Shutterstock

Nous avons vu dans un précédent article qu’il ne suffisait pas, pour libérer les énergies dans une entreprise, que son dirigeant accepte de lâcher prise, de faire confiance, de renoncer aux signes de pouvoir, de partager son projet. Certes ces conditions, énoncées par Isaac Getz, sont nécessaires ou favorables. Cependant, la meilleure manière de s’assurer que les salariés adhèrent à un projet est qu’ils aient participé à sa construction et que cette construction se soit faite dans le respect de tous, y compris des moins enthousiastes.

La Chaire Futurs de l’industrie et du travail de Mines ParisTech a tenté de comprendre comment mettre en place ce processus, à partir d’une enquête approfondie dans une dizaine d’organisations très diverses (entreprises familiales, filiales de groupes, coopératives, administrations, etc.).

Un projet partagé

La crédibilité de l’équipe dirigeante se manifeste notamment dans la manière de créer un climat de confiance, de prêter attention aux attentes de chacun et particulièrement de l’encadrement, souvent très déstabilisé par la perte de ses prérogatives. Elle passe aussi par la capacité à associer les institutions représentatives du personnel et à clarifier dès le départ ce qui est ouvert à la concertation (les zones bleues) et ce qui en est exclu (les zones rouges).

Le rythme de la transformation dépend de plusieurs facteurs, dont le tempérament du dirigeant, ses convictions quant à la nature de la concertation à mener, la maturité du corps social, la taille de l’entreprise ou encore l’urgence d’une transformation.

Les obstacles à surmonter sont multiples. Les difficultés peuvent naître du fait que les dirigeants « libérateurs » sous-estiment les contraintes de l’action collective : coordination de l’action, capitalisation des savoirs et des connaissances, respect des obligations légales et réglementaires, sécurité, attentes de la gouvernance, ruptures stratégiques majeures… Il n’est pas toujours judicieux de transformer une entreprise aux processus complexes en un réseau d’individus ou d’équipes autonomes.

Il n’est guère souhaitable qu’un pilote d’avion de ligne, un conducteur de TGV ou de centrale nucléaire, prenne des libertés avec les consignes. En revanche, il est important qu’il existe des espaces lui permettant de faire des suggestions d’amélioration qui résultent de sa connaissance du métier. La manière d’être autonome dépend de la nature des activités.

Dans la conduite opérationnelle de la transformation, des difficultés récurrentes apparaissent : le dirigeant qui peine à lâcher prise, celui qui communique trop au risque de décevoir les attentes, les managers dont le comportement fait obstacle, les risques psychosociaux qui augmentent du fait d’un surinvestissement des salariés ayant perdu leurs repères, un turn-over mal anticipé provoqué par la transformation, la transparence et le contrôle social qui dégradent l’ambiance, etc.

Lorsque ces difficultés se traduisent en outre par une dégradation de la performance, un changement d’actionnaires ou de dirigeant peut conduire à remettre complètement en cause la transformation, comme pour certaines entreprises emblématiques du mouvement des « entreprises libérées ».

Isaac Getz, théoricien de l’entreprise libérée (Vox Pop Arte, 21 mai 2018).

Dix précautions pour éviter les pièges

Pour aider ceux qui veulent développer l’autonomie dans leur organisation, nous conclurons par l’énoncé de dix points de vigilance permettant d’anticiper et de déjouer les pièges les plus courants.

  • Il n’y a pas de modèle à imiter mais un principe de cohérence à respecter. Si les réponses sont singulières et les bricolages fréquents, il est important que les principes retenus soient cohérents entre eux. Par exemple, le primat donné au collectif s’accommodera mal de l’individualisation des rémunérations et des progressions de carrière.

  • La volonté du dirigeant est nécessaire mais non suffisante. La bonne volonté du dirigeant ne suffit pas pour créer les conditions d’une organisation capable de fonctionner. Certains processus de coordination, de développement des capacités, de sécurité et de fiabilité, d’agilité stratégique, ne sont pas spontanément assurés par les actions autonomes des salariés, aussi responsables et bien intentionnés soient-ils. Dans l’industrie pharmaceutique, jusqu’où peut-on se passer de l’expertise des services en charge de la conformité aux différents législations et règlements, même si le foisonnement des procédures agace les collaborateurs ?

  • Le dirigeant doit être au clair sur ses capacités, ses attentes et l’espace qu’il entend allouer à la concertation. Il doit savoir à peu près ce qu’il attend de la transformation, connaître sa tolérance face à l’indétermination et aux turbulences, voire aux mises en cause de ses propres pratiques et de son autorité. Certains ont un modèle précis en tête qu’ils entendent faire adopter et vont utiliser la « concertation » comme un moyen d’y parvenir. D’autres ont une idée assez floue de ce qu’ils veulent obtenir, et leur projet va émerger du dialogue avec leurs collaborateurs.

« Libérer l’entreprise avec des managers plus autonomes » (Xerfi canal, 2016).
  • Expliciter les zones rouges et les zones bleues de la démarche est un facteur de crédibilité de celle-ci. Plutôt que de prétendre que chacun a le même pouvoir de décision, il est important d’indiquer clairement aux collaborateurs quelles sont les zones rouges et les décisions qui restent arbitrées par le dirigeant, sans quoi un désir d’encourager la participation pourra être considéré comme une manipulation hypocrite.

  • Il peut être préférable de procéder par expérimentations. Sauf pour de petites organisations, nos observations conduisent à recommander les expérimentations locales dans des unités volontaires, qui permettent un retour d’expérience et des ajustements, plutôt qu’un basculement global de toute l’organisation et un « passage en force ».

  • Le management et les collaborateurs doivent être accompagnés dans la montée en autonomie. Le « débrouille-toi, on te fait confiance » peut être anxiogène si les collaborateurs ont le sentiment de ne pas disposer des moyens de réaliser ce que l’on attend d’eux, voire si ces attentes sont trop ambiguës. Une mise à disposition de ressources et des formations permettront de réduire cette anxiété. C’est particulièrement important pour les membres de l’encadrement, auxquels on demande une transformation de leur pratique à laquelle ils ne sont pas toujours préparés.

  • La tolérance aux objecteurs est un marqueur de la qualité de la transformation. C’est une forme d’autonomie que d’en refuser certaines modalités et de ne pas partager toutes les préférences des membres du groupe. On risque sinon de se trouver dans la situation de l’abbaye de Thélème de Rabelais dont la règle était « fay ce que vouldras », pourvu que tous fassent la même chose. Qu’advient-il de ceux qui n’ont nulle envie de faire ce qu’ils voient plaire aux autres ? Il peut être judicieux de prévoir des garants des droits des salariés qui soient indépendants de la direction.

« Entreprise libérée, le patron qui a changé son regard sur les autres, Alexandre Gérard » (TEDx Talks 22 janv. 2018).
  • La transparence est à manier avec précaution. Elle peut venir réduire la liberté individuelle, être oppressante et détériorer le climat de l’entreprise. Par exemple, si certaines délibérations conduisent à des votes, beaucoup se sentiront plus libres de s’exprimer à bulletins secrets.

  • La communication externe est une arme à double tranchant. Au vu des attentes, des impatiences ou des inquiétudes que crée une communication trop emphatique du dirigeant sur la transformation, la discrétion semble parfois préférable.

  • Il est utile d’évaluer les progrès. Plutôt que de s’illusionner sur la réussite de la transformation et la perception positive qu’en ont les salariés, il est judicieux de définir en début de transformation quelques objectifs ou critères de réussite, voire de suivre un baromètre de la satisfaction des salariés et des clients.

Miser sur la patience et la bienveillance

La Fabrique de l’Industrie

Enfin, il faut garder à l’esprit qu’une transformation profonde et durable demande du temps, que tous n’avancent pas au même rythme, que la confiance se construit au fil des expériences. Il faut s’armer de bienveillance et de patience, allier persévérance dans l’intention et pragmatisme pour s’adapter au retour du terrain.

L’aspiration à l’autonomie, à l’épanouissement au travail, à la participation à un projet socialement utile, n’est pas une mode récente, mais elle pèse de plus en plus sur les choix de vie individuels. Les organisations qui y répondent attireront les meilleurs talents et profiteront de leur implication.

Cela demande beaucoup d’efforts et de vigilance, d’attention à de multiples détails. Nous espérons, à travers le retour d’expériences que nous présentons plus en détail dans notre ouvrage Au-delà de l’entreprise libérée, Enquête sur l’autonomie et ses contraintes, faciliter la tâche des entreprises qui s’engagent dans cette voie.


Marie-Laure Cahier a contribué à la rédaction de cet article. Elisabeth Bourguinat, Laurence Decréau, Charles de Lastic Saint-Jal et Dimitri Pleplé ont participé à l’étude, dont on pourra trouver un résumé dans la « Gazette de la Société et des Techniques ».

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