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Hip Hop Management

Travailler sur l’invisible dans une société amnésique

« Retour vers le futur », 1985. Author provided

Il s’agit tout simplement d’un texte majeur signé de Michel Berry et qui continue d’être une référence incontestée pour les chercheurs en management : Une technologie invisible : l’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains. A l’origine publié en tant que Cahier de recherche du Centre de Recherche en Gestion de l’École Polytechnique, il est donc disponible librement en open access.

Le texte comprend un « avertissement au lecteur » que l’on se permet de reproduire :

Dans le cadre de son programme sur l’analyse des systèmes sociaux complexes, la DGRST a accordé en 1979 une aide au Centre de Recherche en Gestion (CRG) pour mener un programme de recherche sur le rôle des instruments de gestion dans les systèmes sociaux complexes.

Ce travail a donné lieu en avril 1983 à un rapport collectif regroupant plusieurs articles et ouvrages ainsi qu’un texte de synthèse. Le présent document est constitué par le texte de synthèse auquel a été joint (voir annexe I) les termes d’une controverse suscitée par la publication d’un article d’un des chercheurs du Centre (G. de Pouvourville), controverse qui alimente très directement la problématique développée dans le texte de synthèse.

Cette production de Michel Berry a été célébrée comme il se doit le 4 octobre 2013 à l’occasion de l’anniversaire des 40 ans du Centre de Recherche en Gestion de l’École Polytechnique. J’ai eu la chance d’y participer et le bonheur d’entendre Michel Berry en commenter l’impact. Sa contribution, ainsi que celle de Jean Charroin (sur l’application du concept de technologie invisible au classement de Shanghaï) et de Charles Goodhart (sur la loi dite de… Goodhart) ont été publiées dans un dossier spécial du Libellio d’AEGIS (vol. 9, n° 4, 2013, p. 27-48).

De ces interventions, on peut déduire, entre autres, que les dynamiques des classements et autres injonctions au publish or perish héritées du modèle anglo-saxon et importées souvent de manière strictement mimétique sans recul épistémologique sont porteuses de dérives. Loin d’être neutres, les technologies invisibles procèdent aussi de stratégies d’influence portées par des acteurs puissants. Et c’est donc logiquement que Michel Berry appelle joliment à « raconter pour ne pas trop compter », et ainsi mieux résister aux technologies invisibles.

Il est savoureux de noter que ce texte, majeur, ne respecte aucun des critères qui permettraient d’en envisager la publication dans les « meilleures revues ». Simple cahier de recherche à l’origine, présentant une thèse – au sens le plus fort – qui n’aurait pu être formulée sans la longue tradition de la recherche-intervention en prise avec « le terrain », il est à mille lieux de ce qu’on peut lire aujourd’hui à longueur de pages des « meilleures revues ». Et c’est aussi parce que les technologies invisibles contribuent aussi – délibérément ? – à alimenter une certaine propension à l’amnésie scientifique qu’il semble plus urgent que jamais d’entendre les chercheurs en management quand ils insistent sur la nécessité, toujours, de réinterroger les « fondamentaux », d’opérer des « retours vers le futur ».

Ceci nous amène tout droit à Booba : « Regarder derrière sur le terrain, c’est ça être visionnaire » assène-t-il dans le morceau « Charbon » (album Nero Nemesis). Une punch-line à méditer alors que Booba, après avoir lancé le site web OKLM Official pour faire découvrir de nouveaux talents, après avoir proposé l’application OKLM Radio qui concurrence explicitement et très directement Skyrock FM dans la conquête d’audience, va très probablement mettre en œuvre dans les prochains mois la jurisprudence « Jay-Z » : ainsi, après le deal TIDHAL–Barclays Center, à quand le deal OKLM–Accor Hotel Arena (ex-Paris Bercy) ? Reconnaissons que dans tous les cas, la première vidéo de ce qui pourrait très vite devenir le pilote d’un projet de bien plus vaste envergure a de l’allure…

Une punch-line qui n’est pas sans rappeler aussi la célèbre formule de Steve Jobs lors de son discours aux étudiants de l’université de Stanford en 2005 :

You can’t connect the dots looking forward ; you can only connect them looking backwards. So you have to trust that the dots will somehow connect in your future.

Un raccourci vertigineux donc, comme le saluerait sans doute Jean Birnbaum du Monde des Livres sur Twitter… Comme à sa très chouette habitude.

Une punch-line de Booba qui invite enfin à lire et relire encore et encore le texte de Michel Berry. Et à se faire plaisir en regardant ensuite cette interview de Jacques de Saint Victor.

Parce que s’il y a bien un enseignement à tirer de la recherche en management en général, et du texte de Michel Berry en particulier, c’est celui-ci : les issues épistémologiques, théoriques et pragmatiques sont rarement respectueuses des frontières académiques et institutionnelles telles qu’elles peuvent, à un moment, s’instituer. C’est donc logiquement que les recherches réellement rigoureuses et pertinentes tombent en général à côté des boîtes comme des critères retenus dans les « classements » des revues académiques, lesquels alimentent les rankings spectaculaires dont la presse grand public comme spécialisée est friande.

Alors, puisque l’entrepreneuriat devrait légitimement être enfin le thème qui alimentera la prochaine campagne présidentielle, osons l’ultime provoc’ : oui, Jay-Z ou Dr Dre ce sont bien les nouveaux Steve Jobs. Et reconnaissons que notre exemplarité stratégique francophone peut s’estimer chanceuse : s’il vit aux États-Unis, Booba n’a jamais rappé autrement qu’en français, comme tous les rappeurs français d’ailleurs.

En conclusion de cette trop brève analyse, on ne se rappelle que trop combien la culture hip-hop en général et le monde du rap en particulier sont trop souvent taxés d’être peuplés d’auteurs analphabètes, ne respectant rien, et accessoirement sans mémoire. C’est du moins ce qu’assument de penser sur les plateaux TV les Alain Fnikielkraut ou Eric Zemmour.

À de tels gros « biffs » – beaufs ? – auxquels le papa de Marty Mc Fly fait rendre gorge dans le film de Robert Zemeckis avec des coups de poing devenus légendaires…

… On adresse donc cette vidéo de l’un de nos grands épistémologues et également professeur à l’École Polytechnique, Jean-Pierre Dupuy…

… Et on finit, avec Michel Foucault. En notant que le Hip-Hop, si mal compris, est indéniablement le plus stratégique des courants musicaux : n’a-t-il pas fait, en effet, de la guerre contre l’amnésie portée par les technologies invisibles le sens premier d’un combat à gagner quand on veut conquérir déjà le simple droit d’exister ?

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