Menu Close
Donald Trump devant le mont Rushmore à Keystone, Dakota du Sud, le 3 juillet 2020. Saul Loeb/AFP

Trump et le fantasme du « héros »

Les 3 et 4 juillet dernier, le président Donald Trump a prononcé deux grands discours, dans lesquels il s’est concentré non pas sur la politique, l’économie ou la pandémie, mais sur les statues, les héros, la culture et le danger mortel que représente la gauche.

Dans ces deux allocutions, il a mentionné le mot « héros » 24 fois au total et a annoncé un décret visant à créer un tout nouveau monument appelé « Le jardin national des héros américains » – et cela, sans jamais faire référence aux 140 000 morts du coronavirus.

Un discours sans fautes ?

Ces discours ont été salués par de nombreuses figures conservatrices, en particulier son discours au Mont Rushmore du 3 juillet, qualifié de « meilleur discours de sa carrière politique », de « triomphe », de « discours intense » qui, selon l’ancien président de la Chambre Newt Gingrich, rendra probablement Donald Trump « aussi essentiel à la préservation de la liberté en Amérique pour le XXIe siècle que l’ont été le président Abraham Lincoln au XIXe siècle et le président Ronald Reagan au XXe siècle ».

À première vue, sa prestation était plus présidentielle qu’à l’accoutumée : il a lu le téléprompteur sans déraper, il a fait l’éloge des Pères fondateurs et a largement invoqué la liberté, valeur fondatrice des États-Unis. Il a parlé de culture et d’identité, en puisant dans la tradition culturelle de glorification des héros présidentiels, tout en alimentant la peur du chaos et de la violence dans les villes américaines.

L’objectif : changer la conversation, focalisée principalement sur le déboulonnage des monuments à la gloire des États-Unis sécessionnistes ou de personnages controversés, dans une tentative désespérée de reconquérir les électeurs, et particulièrement les électrices, conservateurs de banlieue. Bien que ce lieu soit lui-même controversé – et sans doute pour cette raison –, le Mont Rushmore était la parfaite toile de fond.

L’héroïsme, vecteur de valeurs conservatrices

Bien qu’utilisé abondamment par tous les présidents des États-Unis depuis Ronald Reagan, démocrates comme républicains, le récit héroïque porte en lui des valeurs intrinsèquement conservatrices. Ainsi il a pour morale que la solution à un problème, même politique, est individuelle et non collective. Il encourage souvent le patriotisme et la nostalgie d’une époque révolue et idéalisée, caractérisant le sacrifice pour la patrie comme noble et héroïque.

Donald Trump au mont Rushmore, le 4 juillet 2020.

Les héros sont aussi généralement définis en termes masculins : ils sont associés à l’action et au courage physique (concepts traditionnellement associés à la masculinité) plutôt qu’à la parole et au compromis (souvent perçus comme des attributs plus féminins). Ils illustrent ce que le linguiste George Lakoff appelle le modèle conservateur de « père strict » par opposition au modèle du « parent nourricier ». Le président Donald Trump a ainsi déclaré :

« Nos enfants devraient apprendre à aimer leur pays, à honorer notre histoire et à respecter notre grand drapeau américain. »

L’aspect le plus important du récit héroïque est sa structure binaire. C’est toujours « nous » contre « eux », dans une bataille entre le bien et le mal. Il n’y a pas de zone grise ni de place pour la complexité :

« Les patriotes qui ont construit notre pays n’étaient pas des méchants, c’étaient des héros dont les actes courageux ont amélioré le monde au-delà de toute mesure. »

Dans cette vision du monde, le relativisme moral est une menace existentielle, comme le rappelle le président :

« Toute vertu est obscurcie, toute motivation est tordue, tout fait est déformé et tout défaut est amplifié jusqu’à ce que l’histoire soit purgée et que le souvenir soit défiguré au-delà de toute reconnaissance. »

Un « autre » américain menaçant

Le héros est une vision idéalisée de « Soi » qui n’existe que dans l’adversité, souvent face à un « Autre » menaçant. Dans les discours présidentiels, il sert à définir l’identité nationale. Ce qui distingue clairement le président Donald Trump de ses prédécesseurs, c’est que, selon lui, l’ennemi est américain.

Le processus de rendre « Autres » une partie des citoyens des États-Unis est similaire à son discours visant les immigrés en 2016. Donald Trump a fait usage du stéréotype qui présente « l’ennemi de l’Amérique comme un sauvage violent », en opposant les « foules en colère » qui « déclenchent une vague de crimes violents dans nos villes […], la gauche radicale, les marxistes, les anarchistes, les agitateurs, les pilleurs » et la « révolution culturelle de gauche », à la « révolution américaine et la civilisation occidentale ». Newt Gingrich en a fait l’éloge :

« Son discours du Mont Rushmore était la déclaration la plus claire contre une menace intérieure à la liberté américaine jamais faite par un dirigeant national moderne. »

Il s’agit bien sûr d’alimenter la peur. Mais cela ne fonctionne qu’en associant les démocrates au « totalitarisme » afin de les rendre « étrangers à notre culture et à nos valeurs », de la même façon qu’il avait associé les immigrés à la violence du gang du MS-13, d’origine salvadorienne en 2015 et 2016.

La culture, c’est l’identité

Les héros, les monuments et les statues ne sont pas seulement des symboles culturels. Dans le contexte de « guerre culturelle », qui se déroule aux États-Unis sur les questions de société depuis les années 1990, la culture renvoie en fait aux valeurs qui, elles-mêmes, renvoient à l’identité.

Cette guerre a été essentiellement perdue par la droite, et de nombreux conservateurs se sentent assiégés par les forces progressistes. Ce point de vue est partagé par de nombreux partisans de Donald Trump, dont son conseiller politique et rédacteur de discours Stephen Miller, un nationaliste proche des idées du « suprémacisme blanc » autrefois lui-même tourmenté par ses camarades sur les bancs de l’école, l’animatrice de Fox News Laura Ingraham, ou même le procureur général des États-Unis William Barr qui a bien résumé la vision de la droite conservatrice :

« Ce n’est pas de la déchéance, c’est de la destruction organisée. Les laïques, et leurs alliés parmi les “progressistes”, ont mobilisé toute la force des communications de masse, de la culture populaire, de l’industrie du divertissement et du monde universitaire dans un assaut incessant contre la religion et les valeurs traditionnelles. Ces instruments sont utilisés non seulement pour promouvoir de manière affirmative l’orthodoxie laïque, mais aussi pour noyer et faire taire les voix adverses, et pour attaquer violemment et tenir en respect les dissidents. »

C’est ce climat de guerre culturelle qui permet à certains de transformer un simple masque en une arme politique dans un conflit entre liberté individuelle et responsabilité collective.

Le sentiment d’humiliation à l’origine du vote Trump ?

S’appuyant sur la théorie de l’affect, les chercheurs universitaires Donovan Schaefer et Lawrence Grossberg ont émis l’hypothèse que ce qui unit les partisans blancs de Donald Trump n’est pas une politique économique ou un programme conservateur mais, plutôt, un profond sentiment d’humiliation et de honte face à la perte de leur statut majoritaire, de leur pouvoir et de leur identité culturelle. Ce sentiment est largement relayé par Donald Trump :

« Ceux qui cherchent à mentir sur le passé afin de gagner en puissance dans le présent […] veulent que nous ayons honte de ce que nous sommes [et] leur objectif est la démolition. » (4 juillet)

« Ils pensent que le peuple américain est faible, doux et soumis [et veulent] que les Américains oublient notre fierté et notre grande dignité. » (3 juillet)

Son discours de politique étrangère paraît également motivé par ce sentiment d’humiliation :

« Nous voulons être respectés par le reste du monde, et non pas être exploités par le reste du monde, ce qui a été le cas pendant des décennies. » (4 juillet)

Donald Trump a donc donné à ces « Américains oubliés » la promesse de « rendre sa grandeur à l’Amérique » (Make America Great Again).

Donald Trump, le faux héros ?

Newt Gingrich utilise lui-même un langage héroïque pour dépeindre le discours de Donald Trump :

« Le président, écrit-il, a utilisé un ton de défi pour défendre ces valeurs malgré les moqueries et l’hostilité des élites, des médias, des universitaires. […] Il se voit comme celui qui préserve notre histoire, notre patrimoine et nos grands héros (3 juillet) et défend, protège et préserve le mode de vie américain. » (4 juillet)

Donald et Melania Trump arrivent pour les commémorations de la fête de l’indépendance au mémorial national du mont Rushmore à Keystone, Dakota du Sud, le 3 juillet 2020. Saul Loeb/AFP

Comme je l’ai écrit lors d’une précédente recherche, le mythe héroïque américain évoque à la fois la puissance et la vertu. La puissance étant limitée par la maîtrise de soi et la soumission au devoir civique. Or Donald Trump ne voit dans le héros que la puissance. Nombre des termes répétés dans ses discours, y compris ses nombreux superlatifs, rappellent la puissance et la force : la position verticale (standing up, standing united), la grandeur (tall and great), le respect, le drapeau, l’uniforme (police ou militaire), le deuxième amendement (port des armes), la loi et l’ordre, les valeurs judéo-chrétiennes, la victoire, etc.

La « liberté américaine » ne semble exister que pour la « grandeur américaine ». Sa campagne de 2020 sur le retour de l’ordre est en fait une reprise de celle de 2016 quand il disait :

« Je suis votre voix. Je suis le seul à pouvoir régler le problème. Je vais rétablir l’ordre public. »

Donald Trump est maintenant président : il n’est plus à l’extérieur mais au centre du pouvoir. Et le pouvoir présidentiel est en bonne partie rhétorique et donc performatif. Il dépend de la capacité président à faire consensus, à unifier le pays, à se placer au-dessus de la mêlée et à exercer les vertus de la retenue, mais aussi de la compassion et de l’empathie, surtout en temps de crise. Son soutien, qui reste élevé – 40 %semble s’éroder. Sa stratégie de tension et de rupture, qui lui a valu la victoire en 2016, pourrait bien ne pas fonctionner pour 2020.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 181,800 academics and researchers from 4,938 institutions.

Register now