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La concurrence, ni dieu, ni diable

Uber ou comment conquérir une position dominante mondiale en un temps record

L'appli Uber lors de son lancement en Chine en 2014. bfishadow/flickr, CC BY-SA

Longtemps, la domination d’entreprises à l’échelle mondiale s’est cantonnée au commerce de matières premières. Elle résultait de lents progrès et parachevait de patients efforts. Songeons aux positions acquises par Royal Dutch Shell dans le pétrole, par De Beers dans le diamant, ou encore par United Fruit dans la banane. On trouve aujourd’hui des exemples dans presque tous les secteurs d’activités : la banque d’investissement (JPMorgan), la pharmacie (GlaxoSmithKline), les services informatiques (IBM), l’aéronautique (Boeing), la distribution de mobilier (Ikea) et aussi bien sûr les moteurs de recherches (Google) ou les réseaux sociaux (Facebook).

L’accélération

L’accélération du phénomène peut être documentée de façon frappante quoi qu’indirecte en observant le rythme d’adoption des innovations. Il a fallu attendre 75 ans pour que le nombre d’utilisateurs du téléphone atteigne cent millions, contre respectivement 16 et 7 années dans les cas du téléphone mobile et d’Internet. Plus récemment, Facebook a conquis ce nombre en 50 mois, le magasin d’applications d’Apple en 26 mois et le jeu vidéo Candy Crush Saga en 15 mois.

Plus directement et plus sélectivement, on peut observer le nombre de clients de quelques géants de l’ouest des États-Unis. En mars 2014, Apple fondée en 1976, comptait 790 millions d’inscrits à son magasin de musique iTunes, Amazon, née en 1994, recensait 244 millions de comptes actifs, c’est-à-dire de clients ayant passé une commande au cours des 12 mois passés, Google, lancé en 1998, bénéficiait de 1 420 millions de visiteurs uniques, Facebook créé en 2004, comptabilisait 1 276 millions d’utilisateurs actifs mensuels.

Uber ou le cas ultime

Enfin, un exemple, celui d’Uber, résume à lui seul le phénomène. Cette entreprise de transport urbain voit le jour en 2009 à San Francisco. En 6 ans, elle s’est implantée dans 290 villes et dans 50 pays. En 2014, elle a opéré 140 millions de courses). Dans la seule ville de New York, elle a conquis 40 % du marché en valeur des courses commandées à l’avance et 20 % du marché total, c’est-à-dire y compris les taxis hélés dans la rue.

Cette extension mondiale fulgurante est d’autant plus intéressante à analyser qu’elle concerne une industrie locale. Le transport urbain sert en effet des marchés géographiques restreints. Un client pour un trajet à Paris ne peut pas s’adresser à un taxi marseillais, londonien ou bostonien, et inversement. Du côté de l’offre, la concurrence est le fait d’entreprises elles-mêmes locales. Elle est encadrée par une réglementation également d’échelle locale (même si cette dernière s’accompagne parfois d’un cadre national).

Aucune compagnie de taxi ne s’était internationalisée avant Uber. Pourquoi l’a-t-elle fait ? Pourquoi ne s’est-elle pas contentée de conquérir une à une les grandes villes des États-Unis ? 18 mois après son lancement à San Francisco Uber sort déjà des frontières fédérales. Jusque-là elle n’était pourtant présente ailleurs qu’à New York, Seattle, Chicago, et Boston. Paris sera sa sixième conquête.

Une stratégie contre-intuitive

En première analyse, la stratégie globale d’Uber est contre-intuitive. Rien ne semble la justifier sur un plan économique. L’application d’Uber contrairement aux systèmes d’exploitation comme Windows ou Android ne correspond pas à un coût fixe tel que seule l’assurance d’un débouché dans plusieurs pays permet de l’amortir.

En fait, l’application doit être ajustée à chaque marché, ce qui entraîne des coûts additionnels spécifiques. Uber doit bien sûr l’adapter aux différentes langues, monnaies et mesure des distances. Mais pour chaque ville, il faut également une nouvelle carte. De plus la réglementation, la densité de population et les transports alternatifs varient d’un endroit à l’autre ; ce qui implique des adaptations dans les services offerts et le recrutement de chauffeurs. Bref, les économies d’échelle et d’envergure ne justifient pas l’internationalisation d’Uber.

Expansion ou internationalisation ?

Mais doit-on parler d’internationalisation ? La stratégie d’expansion d’Uber n’est pas de conquérir des nouveaux pays, mais des nouvelles métropoles. Selon son directeur général et co-fondateur, Travis Kalanick, la dimension nationale n’est pas une variable clef pour identifier les villes où Uber a intérêt à se développer en priorité. Il cite l’exemple de Paris dont les services automobiles de transport urbain ressemblent beaucoup plus à ceux de San Francisco qu’à ceux de New York. Il en déduit que l’idée traditionnelle « le marché domestique d’abord, l’international ensuite, ne s’applique pas ».

Travis Kalanick justifie l’expansion globale d’Uber par la pression concurrentielle. Le modèle d’affaires et la technologie d’Uber sont imitables. De premiers concurrents, Lyft et Side-car par exemple, n’ont pas tardé à apparaître aux États-Unis. Pour rester en tête, il faut grandir très vite, et donc servir le plus grand nombre de marchés locaux de la planète.

L’avantage au premier réside ici dans la connaissance de la marque. Plus la marque sera diffusée, plus nombreux seront les consommateurs qui téléchargeront l’application de demande de courses sur leur téléphone intelligent. Plus tôt la marque sera connue, plus il y a de chances qu’elle soit la première qu’ils installent. (Rien ne les empêchera par la suite d’installer l’application de concurrents, mais la tendance à ne s’adresser qu’à un seul est forte.) Le mécanisme est identique pour le recrutement des chauffeurs avec toutefois une plus forte propension que les consommateurs à adhérer à plusieurs réseaux.

L’avantage de notoriété de la marque est décisif car selon un phénomène d’entraînement bien connu des plateformes, plus il y a d’abonnés Uber plus il est intéressant d’être chauffeur Uber (il y a ainsi plus de chances d’obtenir une course) et plus il y a de chauffeurs Uber plus il est intéressant d’être abonné Uber (il y a ainsi plus de chances de trouver vite un véhicule).

Cependant, hormis pour les voyageurs d’affaires, une marque locale pourrait parfaitement suffire. La notoriété pourrait être acquise par des dépenses publicitaires dans des supports dont l’audience ne dépasse pas les limites de la ville convoitée, l’affichage urbain par exemple. Ce qui est important est d’arriver le premier dans les métropoles visées et non d’être le plus grand de la planète.

Le tour de force d’Uber est d’avoir installé sa marque dans le monde entier, et donc dans l’ensemble des grandes villes, à une vitesse phénoménale et à un coût modeste. Dans chaque ville ou presque, l’arrivée d’Uber s’est en effet traduite par des débats judiciaires et des actions d’éclat des chauffeurs de taxi traditionnels. Les médias nationaux ont relayé les informations et rendu compte régulièrement de ce qui se passait dans les villes étrangères.

Jouer sur les vents contraires

Les actions en justice et les cris des entreprises installées ont offert à Uber une puissante caisse de résonnance pour installer sa marque à l’international. Soulignons que la stratégie d’expansion effrénée et globale d’Uber n’aurait pas pu être menée sans l’appui financier du capital-risque. Uber a levé plusieurs milliards de dollars auprès de fonds. Elle a battu le record mondial auparavant détenu par Facebook. Memlo et Google Ventures ont parmi d’autres participé aux divers tours de table du financement de l’expansion d’Uber. La conquête fulgurante de positions dominantes mondiales est pour partie liée à l’essor du développement de l’industrie financière au cours des années 1980, en particulier en matière de capital-risque.

Pour Travis Kalanick, ainsi que pour un nombre croissant d’entrepreneurs, le terrain de jeu envisagé dès le départ de leur projet est la planète tout entière avec ses 7 milliards d’habitants. Les barrières géographiques et culturelles ne sont pas considérées comme des obstacles. Les particularismes nationaux sont à peine mentionnés dans les études de marché et les plans d’affaires. Grâce à Internet et au téléphone mobile, chaque humain connecté – ils sont environ aujourd’hui 3 milliards – est un consommateur potentiel, même s’il n’a pas d’argent ! La planète s’est brutalement rétrécie.

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