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Ukraine : que veut vraiment Vladimir Poutine ?

Stoyanka, à l’ouest de Kiev, le 4 mars 2022. Aris Messins/AFP

On croyait la « stratégie de la terre brûlée » purement défensive par nature. Cette pratique militaire devient-elle aujourd’hui offensive ? En tout cas, c’est elle que les forces russes semblent aujourd’hui mettre en œuvre en Ukraine. Loin de cibler uniquement les infrastructures militaires, elles attaquent désormais les centres-villes, les centrales électriques et même nucléaires ainsi que les réseaux routier et ferroviaire du pays.

Alors que la « deuxième campagne d’Ukraine » s’engage, plus dure et plus massive, une question fondamentale s’impose : quel est l’objectif stratégique réel de la Russie ?

S’agit-il seulement de renverser le gouvernement pour garantir la neutralité militaire du pays comme le clament les pouvoirs publics russes sous le vocable de « dénazification et démilitarisation » ? S’agit-il de le conquérir, de l’occuper (en tout ou partie), de s’approprier ses ressources puis, éventuellement de l’intégrer dans un ensemble confédéral avec la Fédération de Russie, la Biélorussie ? Ou bien s’agit-il tout simplement de détruire ses infrastructures, de le vider d’une partie de ses habitants et de le rendre invivable ?

Aujourd’hui, trois stratégies s’ouvrent à la Russie en Ukraine : la finlandisation forcée ; la terre brûlée offensive ; et la résurrection de la « Nouvelle Russie ».

Scénario 1 : la « finlandisation forcée »

L’« opération militaire spéciale » déclenchée le 24 février au matin par la Russie avait deux buts avoués : changer le régime à Kiev et démilitariser le pays.

En termes de propagande, le pouvoir russe avait choisi de justifier son offensive par la nécessité de « dénazifier » le pays et de le priver des moyens militaires de réaliser le « génocide » qu’il aurait déjà commencé à perpétrer depuis huit ans vis-à-vis des habitants russophones des deux républiques sécessionnistes du Donbass. Par-delà l’habillage idéologique, aussi incertain que scandaleux, les autorités de Moscou semblaient donc annoncer une première campagne d’Ukraine limitée à des objectifs stratégiques ambitieux mais réalistes : renverser militairement le régime actuel et créer un ordre constitutionnel et gouvernemental favorable à la Russie.

Plusieurs actions semblaient soutenir cette doctrine : les premières frappes avaient visé avant tout des cibles militaires, l’offensive dans le Bassin du Don (Donbass) se déroulait dans une zone déjà meurtrie par les combats en 2014 et Kiev était l’objectif prioritaire des forces russes.

Quelques jours après le déclenchement de la guerre, on pouvait encore croire que l’usage de la force militaire serait concentré sur les centres de décision et de commandement civils et militaires.

Le but stratégique aurait été de décapiter l’Ukraine actuelle et ainsi de la soumettre pour en faire un satellite désarmé, sans oublier d’empocher au passage des gains territoriaux économiquement et stratégiquement appréciables sur la mer Noire et dans le Donbass. Autrement dit établir une « finlandisation » par la force : après avoir combattu l’URSS dans la Guerre d’Hiver (1939-1940) et la Guerre de Continuation (1941-1944), la Finlande avait conservé durant la guerre froide un régime non communiste tout en inscrivant une neutralité stricte dans sa Constitution.

La finlandisation forcée de l’Ukraine est encore évoquée aujourd’hui dans les discours des autorités russes.

L’intégralité de la déclaration de Vladimir Poutine au 8ᵉ jour de la guerre en Ukraine, BFM TV, 3 mars 2022.

Mais cette option semble de moins en moins crédible, en raison de l’ampleur et du tempo de ce qu’on peut appeler la deuxième campagne d’Ukraine. Désormais, les troupes russes mènent une offensive généralisée et s’installent dans une campagne rendue longue par la résistance de la population civile. La finlandisation devient de moins en moins crédible à mesure que la guerre suscite un rejet profond de la Russie parmi les Ukrainiens. Le destin de l’Ukraine serait alors d’être satellisée par les armes.

Scénario 2 : la stratégie de la terre brûlée et la négation de l’Ukraine

Aussi bien lors de la campagne de Russie de Napoléon 1ᵉʳ que durant l’invasion allemande démarrée en 1941, le pouvoir russe avait choisi de placer les envahisseurs devant un territoire dévasté et vidé de sa population. Mais c’était alors une posture défensive destinée à étirer à l’extrême les chaînes logistiques de l’ennemi et à le diluer dans l’immensité de l’empire tsariste/de l’Union soviétique.

Aujourd’hui, cette stratégie se fait offensive. Détruire la plupart des infrastructures de l’Ukraine fait pleinement partie des options militaires pour la Russie.

Bombing and fighting in Ukraine’s capital Kyiv – BBC News, 1ᵉʳ mars 2022.

Qu’elles soient accidentelles ou intentionnelles, ces destructions ont changé la nature de la campagne militaire russe. Désormais, cette campagne rend les conditions de vie des civils plus que difficiles : insupportables et invivables. Tout se passe comme si l’Ukraine n’était plus seulement confrontée à une prise de contrôle hostile par la conquête, mais à un début de destruction.

Le mouvement est aggravé par la fuite des populations loin des combats. La guerre en Ukraine ne vise plus à assurer à la Russie le contrôle des ressources et de la population d’un État voisin considéré comme hostile. La guerre vide le pays de ses habitants (du moins dans certaines zones) et réduit à néant les ressources qui le rendent gouvernable et habitable.

Si bien qu’on peut s’interroger : devant la résistance ukrainienne des premiers jours, le Kremlin a-t-il abandonné l’ambition d’un « simple » Blitzkrieg (guerre éclair) visant à changer la donne politique à Kiev ? Redoutant le spectre d’un enlisement militaire face à la guérilla annoncée des Ukrainiens, a-t-il entrevu la possibilité d’une nouvelle guerre d’Afghanistan ? De 1979 à 1989, les troupes soviétiques avaient en effet consumé leurs forces dans un combat perdu d’avance contre les mouvements de résistance en Asie centrale. Pour conjurer le spectre de l’Afghanistan, la Russie a-t-elle choisi d’appliquer une stratégie de la « terre brûlée » à l’Ukraine – non pas pour la protéger d’un envahisseur venu de l’ouest comme en leur temps Napoléon ou Hitler, mais pour la soumettre à sa propre volonté ?

Un homme dans les décombres de sa maison détruite la veille dans un bombardement russe à Jitomir (140 km à l’ouest de Kiev), le 2 mars 2022. Emmanuel Duparcq/AFP

Outre la façon – toujours incertaine – dont les opérations militaires se déroulent, d’autres indications soutiennent ce scénario, notamment certains éléments des discours officiels. En effet, la propagande russe nie désormais la spécificité de l’identité nationale ukrainienne. Vladimir Poutine a répété qu’à ses yeux Ukrainiens et Russes ne constituaient qu’un même peuple. La stratégie de la « terre brûlée » réaliserait cette vision en vidant l’Ukraine de ceux de ses habitants qui redoutent les troupes russes. En somme, elle contribuerait à une prophétie autoréalisatrice qui se formulerait ainsi : « l’Ukraine, c’est la Russie ». Mais l’Ukraine serait alors réduite à un champ de ruines dépeuplé. Le destin de l’Ukraine serait alors l’anéantissement.

Scénario 3 : la nouvelle Russie et le rêve de la Grande Catherine

Au vu des opérations actuellement en cours, un scénario médian est encore crédible, entre finlandisation forcée et politique de la terre brûlée.

Si on l’inscrit dans la durée, la deuxième campagne d’Ukraine procède par mitage progressif du territoire. En 2014, la Fédération de Russie avait d’une part annexé la Crimée sans réaliser une campagne militaire officielle et de grande ampleur et, d’autre part, mutilé l’intégrité territoriale de l’Ukraine en soutenant des mouvements séparatistes dans le Donbass. Elle avait ainsi privé le gouvernement de Kiev de sa souveraineté sur une grande partie de sa frontière orientale et sur une partie non négligeable de son sol. La reconnaissance de l’indépendance des deux Républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk puis la pénétration officielle de troupes russes sur le territoire ukrainien prolongent et amplifient cette tendance.

« Novorossia » : connaissez-vous la géopolitique selon Poutine ? (L’Obs, 2 septembre 2014).

Pour le moment, les gains territoriaux réels de la Russie se cantonnent à l’espace que la tsarine Catherine II avait appelé la « Nouvelle Russie ». Ces territoires du sud de l’Ukraine vont de Donetsk à l’est à Odessa à l’ouest et comprennent les abords de la Crimée.

Face aux difficultés d’une campagne militaire de grande ampleur en raison de la taille des territoires et de l’opposition des populations civiles, les stratèges russes pourraient-ils se résoudre à empocher des gains territoriaux limités à cette vaste zone méridionale de l’Ukraine ?

Cela présenterait l’avantage pour Moscou de contrôler à la fois le littoral de la mer Noire et les ressources minières et agricoles du Bassin du Don. Que ces territoires soient annexés ou non par la Russie, cela présenterait un avantage stratégique certain par rapport à la finlandisation : l’Ukraine indépendante serait réduite à un État croupion, privé des deux tiers de son territoire et de ses centres économiques, dépourvu de littoral et d’accès à la mer et entourée par les troupes russes. Dans ce cas, la « Nouvelle Russie » consacrerait la mutilation définitive de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

Trois destins… dont l’Ukraine ne veut pas

Face à l’ampleur et à la dureté de la nouvelle campagne que mène la Russie sur son territoire, l’Ukraine se voit placée devant trois destins qu’elle rejette depuis son indépendance : elle refuse aussi bien d’être satellisée que d’être annihilée ou de devenir un État croupion assiégé.

Qu’un autre destin s’ouvre à elle nécessite qu’il ne soit pas décidé seulement à Moscou.

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