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Un an après : Pourquoi Cléopâtre n’a pas inventé le vibromasseur

Cléopâtre vue par Rémi Malingrëy. Rémi Malingrëy

Un an après, Rémi Malingrëy a porté un regard graphique et personnel sur cet article. Son dessin pourrait s’intituler « Cléopâtre ou l’Empire du sexe ». Un Empire aux contours phalliques qui s’étirent et se tendent en hommage à celle qui fut présentée comme la reine des putains. En somme, une Cléopâtre façon Cicciolina, moitié actrice porno moitié femme politique… Un pur fantasme qui a traversé les siècles !


À l’occasion de la sortie récente d’une bande dessinée à succès sur l’histoire de la sexualité, par Philippe Brenot et Laetitia Coryn (Les Arènes BD, 2016), l’information selon laquelle Cléopâtre aurait inventé, il y a un peu plus de 2000 ans, le premier vibromasseur a fait le tour du Web, témoignant de la fascination qu’exerce aujourd’hui encore l’ancienne reine d’Égypte, tout autant que de la persistance d’un très vieux préjugé sexiste.

L'actrice Theda Bara dans « Cléopâtre » (1917). Wikimedia

On se représente immédiatement la scène, d’ailleurs fort bien dessinée dans le livre : la reine assise sur son lit écarte les jambes pour introduire au creux de ses cuisses une grosse enveloppe de papyrus bourrée d’abeilles bourdonnantes. On l’a compris : les abeilles remplacent l’électricité et le papyrus permet de faire couleur locale. Une bulle nous livre les pensées prêtées à la reine : « Et maintenant, faut pas que ça s’ouvre… ». Amusante trouvaille. Un concentré d’humour, de sexe et d’exotisme. Bref, non le personnage historique, mais la vision traditionnelle de Cléopâtre en nymphomane égyptienne.

Propagande des vainqueurs de la reine

Brenot et Coryn « SexStory ». Les Arènes BD

À l’origine de cette légende, on trouve une image insultante, diffusée par les ennemis romains de la reine, tous à la solde de l’empereur Auguste, le vainqueur de Cléopâtre à la bataille d’Actium. Ce sont eux (Horace, Virgile, Tite-Live…) qui ont écrit l’histoire officielle de Rome après la défaite et le suicide de la reine. À la même époque, les légionnaires d’Auguste s’éclairaient au moyen de lampes à huiles obscènes, décorées en leur centre d’un médaillon représentant une Cléopâtre nue, sodomisée par un phallus de pierre ou de bois.

Des caricatures de l’Ennemie, salie par une propagande calomnieuse, dont on peut encore voir quelques exemplaires dans nos musées. L’artiste romain n’avait, bien sûr, pas oublié la couleur locale : un crocodile du Nil sert de support à l’énorme godemichet tandis que la souveraine accroupie s’appuie sur une branche de palmier.

Plus tard, des poètes, des romanciers, et parfois même des historiens, ont relayé durant des siècles cette propagande du vainqueur, transformant la haine initiale envers la reine d’Égypte en un puissant fantasme. Conséquence involontaire du dénigrement : à force de dire du mal, les écrivains romains ont contribué à faire d’elle un mythe, si ce n’est le plus grand mythe féminin de l’Histoire. L’icône de la femme perverse et fatale.

Les auteurs qui se sont emparés du personnage de Cléopâtre n’ont cessé d’inventer de nouvelles anecdotes sur sa prétendue libido effrénée. On compte plus de 1 000 livres écrits sur elle en 2 000 ans, sans compter des films aux titres parfois évocateurs : Les orgies sexuelles de Cléopâtre (1970) ; Cléopâtre reine du sexe (1970) ; Les nuits chaudes de Cléopâtre (1985)…

Sexualités royales

Dès l’Antiquité, la reine est décrite comme une femme impossible à satisfaire sexuellement, un puits sans fond. C’est pourquoi, écrit un auteur anonyme de la fin de l’Antiquité, « elle se prostituait souvent ». Un romancier du XVIIe siècle raconte qu’il fallait la pénétrer plus de cent fois par nuit, sans quoi elle n’était pas satisfaite. Dépassé par cet appétit sexuel hors-norme, son amant Marc Antoine aurait contacté un célèbre médecin pour tenter de trouver une solution. En vain.

Caricature de Cléopâtre sur une lampe à huile romaine. Collection Christian Schwentzel, Author provided

En réalité, les historiens savent bien peu de choses sur la sexualité de la Cléopâtre véritable. Elle eut, à n’en pas douter, et comme tous les souverains de son époque, des esclaves sexuels. Pourquoi d’ailleurs s’en serait-elle passée ? La banalité pour un roi serait-elle considérée comme un péché dès lors qu’il s’agit d’une reine ? Il est clair que Cléopâtre n’a jamais fait vœu de chasteté. À titre de comparaison, l’historien latin Suétone écrit que l’empereur Auguste aimait les très jeunes filles ; or, le fondateur de l’Empire romain ne pâtit pas pour autant de l’image d’un pervers dans l’historiographie.

À une autre époque, la sexualité débridée d’Henri IV a même contribué à renforcer son image sympathique de « bon » roi. Non seulement l’Histoire est écrite par les vainqueurs, mais aussi par des hommes. Cléopâtre avait donc peu de chance d’être célébrée comme une grande dirigeante politique.

Trois amants connus

La dernière reine d’Égypte eut trois amants connus : un fils de Pompée pour quelques nuits seulement, Jules César durant quatre ans, puis Marc Antoine pendant une dizaine d’années. Trois amants, pas vraiment de quoi faire d’elle une débauchée ! Vers l’âge de 18 ou 19 ans, elle paraît très liée à l’un de ses gardes du corps, un Sicilien, plutôt athlétique, nommé Apollodore. C’est avec lui qu’elle a dû perdre sa virginité.

Par contre, il paraît douteux qu’elle ait consommé son mariage incestueux avec son jeune frère, Ptolémée XIII, qu’elle épousa uniquement pour respecter la tradition pharaonique, alors qu’il n’avait que 13 ans. Son frère-époux la détestait et elle le méprisait ; il essaya de la tuer, mais c’est en fin de compte elle qui parvint à se débarrasser de lui.

Cléopâtre fit-elle usage de sextoys comme le laissent entendre la caricature romaine et le dessin de Laetitia Coryn ? Elle utilisa peut-être des godemichets dont on sait que l’invention remonte à la Préhistoire. À l’époque de la reine, des ateliers en fabriquaient à Alexandrie, capitale du royaume ; les phallos de cuir étaient réputés pour leur souplesse ; on pouvait en faire l’acquisition dans l’arrière-boutique de certains cordonniers.

Une femme de pouvoir

Mais l’intérêt de ces jouets destinés à des femmes délaissées, comme l’écrit le poète antique Hérondas, n’était-il pas quelque peu limité pour Cléopâtre, dès lors qu’elle pouvait, à tout moment et à volonté, faire usage de ses serviteurs comme autant d’objets sexuels vivants ? En éprouvait-elle d’ailleurs l’envie ? Et de quoi pouvait-elle bien manquer en son luxueux palais, au cœur de sa cour fastueuse où elle menait l’existence d’une déesse vivante ? Du sexe, des plaisirs et des richesses, elle en avait à profusion, comme tous ses prédécesseurs.

Seule la puissance politique lui faisait un peu défaut, en cette époque où Rome était devenue la véritable maîtresse du monde méditerranéen. C’est pourquoi Cléopâtre s’employa à séduire les puissants romains de son époque. Ses rêves étaient avant tout politiques : renforcer son pouvoir, étendre son Empire sur de nouvelles provinces, s’unir à Jules César puis à Marc Antoine afin d’assurer la survie de son royaume. Les centres d’intérêt de la Cléopâtre historique ne sont pas ceux de la reine légendaire : c’était une femme de pouvoir, non une dévergondée. Il y a donc vraiment bien peu de chances que Cléopâtre ait inventé le vibromasseur.


Christian-Georges Schwentzel est l'auteur de Cléopâtre, la déesse-reine, (éditions Payot, 2014).

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